Migrants : L’Europe, toujours plus barricadée

Dans la plupart des États-membres, la montée des formations xénophobes contamine le débat public et influence les politiques migratoires. Une volonté commune : bloquer les arrivées.

Olivier Doubre  • 11 avril 2018 abonné·es
Migrants : L’Europe, toujours plus barricadée
© photo : Un soldat hongrois ferme la frontière avec la Croatie. Crédit :nATTILA KISBENEDEK/AFP

Aucune trêve. Il semble que le flux de réfugiés – quelle qu’en soit la cause – ne doive pas cesser en direction de l’Europe. La question migratoire occupe une place croissante parmi les enjeux auxquels sont confrontés les peuples et les gouvernements du Vieux Continent.

En France comme ailleurs, cette évolution se traduit aussi par un intérêt croissant des sciences humaines et sociales pour le sujet. Jusqu’au prestigieux Collège de France, qui vient de créer une chaire « Migrations et sociétés », confiée au démographe François Héran, qui travaille sur le sujet depuis de nombreuses années et a, le 5 avril, prononcé sa leçon inaugurale. Il y formulait un « démenti cinglant au préjugé selon lequel certains pays [comme les États-Unis, NDLR] seraient par nature des terres d’immigration, tandis que l’Europe le serait seulement à son corps défendant, par flambées, le temps d’une crise ou d’une guerre ». Et le démographe de rappeler, à partir de statistiques officielles, que, « depuis 2014, l’UE accueille en proportion plus de migrants que les États-Unis ». Le chercheur soulignait ainsi que, si la régulation des migrations est, « pour l’essentiel, le produit d’une politique juridique », elle subit trop souvent « les assauts d’une pratique redoutable : la politique d’opinion, dont il faut toujours rappeler qu’elle n’est pas synonyme de démocratie ».

La France, depuis plusieurs décennies, promulgue en moyenne tous les deux ans une nouvelle loi sur l’immigration. Le sujet, selon François Héran, est donc traité pour une large part avec « une unique boussole : l’“acceptabilité” des mesures par le public, en d’autres termes une politique d’opinion »… Or, devant la montée des populismes un peu partout sur le continent, on ne peut que constater l’usage généralisé d’une telle logique par les gouvernements, comme l’a montré le traitement de la « crise des migrants » entre 2014 et 2017. La Hongrie a réélu dimanche 8 avril le très droitier et souverainiste Viktor Orban, qui ne cesse de multiplier les déclarations autoritaires contre les demandeurs d’asile, tout en mettant à mal l’État de droit, notamment l’indépendance de la justice et la liberté de la presse (1). La Pologne connaît la même et dangereuse évolution. Et les deux pays inquiètent de plus en plus Bruxelles par leurs violations des principes démocratiques qui devraient régir les États-membres.

Surtout, Varsovie et Budapest mènent le groupe dit « de Visegrad » (avec la République tchèque et la Slovaquie), uni par une ferme opposition à l’accueil des migrants et le refus des quotas d’accueil fixés par l’UE pour chaque État-membre. Ces trois dernières années, la Hongrie s’est empressée de construire – pour un coût estimé à plusieurs centaines de millions d’euros – une clôture de barbelés à lames coupantes de plus de 175 km le long de sa frontière avec la Serbie, pour tenter d’interrompre la « route des Balkans » empruntée par les migrants.

Mais les formations d’extrême droite, xénophobes, populistes et anti-migrants, fleurissent aussi ailleurs en Europe, influençant fortement les opinions publiques, les autres partis et les gouvernements en place. Outre le Front national en France, elles prospèrent dans les pays scandinaves (du Danemark à la Suède), au Royaume-Uni (avec le Ukip), en Italie (où la Ligue du Nord, autrefois en faveur d’un séparatisme des riches régions septentrionales, s’est muée en parti national anti-migrants) et en Allemagne, avec la récente entrée au Parlement de l’Alternative für Deutschland (AfD). Pour la première fois depuis 1945, une formation d’extrême droite compte des élus au Bundestag. Partout les positions xénophobes de ces partis, exploitant idéologiquement ou émotionnellement l’afflux de réfugiés, contaminent le débat public et l’ensemble des échiquiers politiques. En France, comment expliquer autrement la dureté du projet de loi Collomb actuellement discuté au Parlement ? En Allemagne, après avoir décidé d’un accueil massif de réfugiés en 2015, Angela Merkel a mis un frein à cette politique généreuse devant la montée de l’AfD et du sentiment anti-migrants…

Néanmoins, en dépit de l’influence néfaste de ces formations, les politiques d’accueil diffèrent selon les États. Rapporté à la population de chacun, c’est la Suède qui se situe à la première place des États européens, suivie par l’Allemagne, puis l’Autriche, Malte et la Norvège (2). La France, elle, n’est qu’à la quinzième place. Enfin, en bas de ce classement, on trouve les autres pays d’Europe centrale, le groupe de Visegrad figurant parmi les derniers.

© Politis

L’UE tâtonne au gré des politiques égoïstes des États membres, retranchés derrière leurs frontières. La Grèce et l’Italie se sont souvent plaintes d’être laissées seules et en première ligne, en tant que principales portes d’entrée des migrants dans l’UE (voir notre reportage dans les îles grecques ici). D’autant que le règlement de Dublin III, adopté en juin 2013, a reconduit le principe voulant que le premier pays où un demandeur d’asile entré dans l’UE dépose sa demande soit celui où il est susceptible d’être renvoyé s’il est interpellé dans un autre État-membre. La Grèce et l’Italie reçoivent donc souvent les étrangers « dublinés » et expulsés par les pays européens. Ce qui fait parfois monter la tension entre États-membres, comme on l’a vu récemment à Bardonecchia, en Italie, où des policiers français sont allés jusqu’à contrôler et détenir un étranger dans un local de la gare de ce poste-frontière situé du côté italien.

De même, chaque État, ou parfois l’Union elle-même, semble tout faire pour éviter l’arrivée de nouveaux réfugiés sur son sol. En mars, la Commission a annoncé un durcissement de la politique de visas à l’égard des pays qui rechignent à rapatrier leurs ressortissants déboutés du droit d’asile. Et elle a surtout signé plusieurs accords successifs avec la Turquie, avec une contrepartie financière (trois nouveaux milliards d’euros promis en mars) pour que celle-ci retienne les aspirants à l’immigration dans l’UE, alors qu’au moins deux millions de réfugiés uniquement syriens s’y entassent, la plupart rêvant d’Europe.

Seraient-ce ces accords renouvelés qui incitent Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, à déclarer que « la Turquie a toujours vocation à entrer dans l’UE », alors que, depuis 2016, le président Erdogan impose à son pays une régression sans précédent sur les droits humains et la liberté de la presse ?

Mais cet exemple n’est pas le seul en la matière. D’autres tractations financières avec des pays tiers ont cours. Parmi les plus scandaleuses, il y a celles conclues par l’Italie avec la marine libyenne, mais aussi, secrètement, avec certaines milices armées dans une Libye en plein chaos. Les migrants y sont parqués dans de véritables camps de concentration, subissant exactions, tortures ou esclavage. Les départs se sont faits plus rares et, depuis le début de l’année 2018, l’Italie a constaté une chute de 70 % des arrivées en provenance de ce pays.

L’Union européenne compte aussi sur les États à ses frontières pour accomplir la sale besogne, à l’instar de la Serbie, où sont bloqués des milliers de migrants dans des conditions misérables. Autre possibilité : déléguer à un pays membre de l’UE, mais hors des zones euro ou Schengen, la charge de retenir les migrants, en leur faisant miroiter une entrée dans ces cercles plus intégrés à l’Union. C’est le cas de la Roumanie ou de la Bulgarie (voir ici), qui se chargent de bloquer l’avance des réfugiés vers le cœur de l’UE. Une pratique qui peut être qualifiée d’externalisation ou de sous-traitance – sinon de lâcheté – d’une politique migratoire déshumanisée.

L’UE, qui s’est bâtie pour rompre avec un passé de sang et de nationalismes, après la Seconde Guerre mondiale et ses millions de réfugiés, déshonore chaque jour un peu plus ses propres valeurs.

(1) Voir Politis n° 1450, d’avril 2017.

(2) Le calcul a été effectué par François Héran, à partir des données d’Eurostat.

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