Portraits de lutte

Cinq grévistes qui aiment leur travail mais qui témoignent de la souffrance liée à des conditions dégradées, pointant les manques de sécurité, humanité, passion…

Ingrid Merckx  et  Erwan Manac'h  et  Malika Butzbach  et  Quentin Bleuzen  • 11 avril 2018 abonné·es
Portraits de lutte
© photos : Nina Masson / Malika Butzbach

Torya Akroum

Cheminote en lutte

© Politis
Au poste d’aiguillage n° 3 de la zone de Vaires-Triage, en région parisienne, Torya Akroum actionne les grandes manivelles pour diriger les trains de marchandises sur la bonne voie. L’agente de circulation de 36 ans travaille en trois-huit à SNCF réseau. Une semaine sur trois, elle commence à 20 heures pour finir à 4 heures du matin. Les mois sans samedi ni dimanche sont monnaie courante, il faut occuper le poste cinq week-ends pour avoir trois week-ends de repos. Après douze années d’ancienneté, son salaire s’élève à 2 300 euros net par mois, en comptant les primes. Somme que cette mère célibataire avec trois enfants à charge consacre principalement à son loyer et à la rétribution de sa nounou.

Torya ne se plaint pas de ses horaires décalés. Ce qui l’indigne, c’est « la simplification des règles de sécurité pour expédier plus rapidement les trains, depuis la mise en concurrence ». En effet, Torya s’occupe du fret ferroviaire, le transport de marchandises, déjà ouvert au privé. Très souvent, elle doit retarder le départ d’un train contre l’avis de sa direction. Suicides, aiguilles cassées ou gelées en hiver, feuilles mortes en automne, les drames aussi bien que les incidents imprévisibles ne manquent pas. « Ça peut prendre jusqu’à 45 minutes pour dégeler une aiguille, et il y en a une centaine rien que dans mon secteur ! » En parallèle, les opérateurs privés dans le fret mettent la pression pour faire partir les locomotives à l’heure pile. La sécurité n’est pas leur maître-mot, alors elle n’ose pas imaginer les risques de l’ouverture à la concurrence pour le transport de passagers. « Au fur et à mesure, on privilégie la régularité sur la sécurité », confie-t-elle. Ses collègues, encouragés par la prime à la régularité, sont de plus en plus dociles face à la direction.

La cheminote ne compte pas laisser passer cette nouvelle réforme de la SNCF. En grève reconductible depuis mercredi, elle veut aller plus loin que la mobilisation en pointillé choisie par les syndicats. Elle-même syndiquée à Force ouvrière en 2008, Torya est vite partie, déçue de l’écart entre la base et la tête. Mais ses revendications restent intactes et, aujourd’hui, elle est prête à aller jusqu’au bout : « C’est la dernière bataille, si les cheminots tombent, le gouvernement aura la mainmise sur le reste. »

Anne-Sophie Pelletier-Garcia

Porte-parole des grévistes de l’Ehpad Les Opalines à Foucherans (Jura)

© Politis
J’étais aide médico-psychologique depuis trois mois aux Opalines de Foucherans quand la grève a commencé, en janvier 2017. Ce fut une grève gagnante : dans cet Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, NDLR] privé lucratif, nous avons tenu 117 jours et obtenu deux embauches, une prime de 450 euros et trois semaines de congé exceptionnel. Mais, notre plus belle victoire, c’est d’avoir déclenché en septembre la « mission flash » sur les Ehpad, qui a publié son rapport en mars 2018. Cela a permis de lever une omerta dénoncée depuis 2002 : le nombre d’agents par résident était alors de 0,6. La situation a empiré.

Des personnes âgées vendent leur maison pour payer leur hébergement en Ehpad : 1 700 euros par mois en moyenne dans le public, et 2 700 à 10 000 euros dans le privé. Quand les familles nous confient leurs aînés, elles ressentent beaucoup de culpabilité et placent une grande confiance en nous. Nous culpabilisons alors à notre tour en sachant que nous ne pourrons pas bien nous occuper d’eux. On a à peine le temps de faire les toilettes ! Nos directions font des économies jusque sur le matériel d’hygiène.

On nous demande de « limiter l’empathie ». Mais prendre une personne âgée dans ses bras et lui dire que demain on sera là peut calmer les angoisses du soir et les prises de médicaments. Dans ces moments-là, on est dans l’humain, et c’est la substantifique moelle de nos métiers. Or, on n’a même plus le temps de faire connaissance : j’ai découvert qui était un résident en allant à son enterrement !

Une aide-soignante en Ehpad, profession féminine à 80 %, gagne 1 250 euros par mois pour des journées de 10-11 heures avec deux week-ends travaillés. Les taux de burn-out dépassent les 60 %. Le soin, ça n’est pas « faire du chiffre » : nous ne nous sommes pas battues pour nos conditions d’exercice, mais pour pouvoir traiter dignement nos aînés. La solidarité citoyenne, syndicale et ouvrière a été incroyable : nous n’avons pas perdu un jour sur nos salaires, lesquels sont financés à 70 % par les agences régionales de santé (ARS) et à 30 % par les départements. L’État est bien en première ligne. Salariés en Ehpad, postiers, cheminots, étudiants… Les luttes s’agrègent aujourd’hui sur des valeurs à défendre. Personne n’a envie que ses grands-parents soient maltraités. Ni ses parents. Ni soi-même…

Hafida Jean

33 ans, téléconseillère pour Free

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Hafida Jean aime son travail, malgré les cadences, l’humeur orageuse des abonnés et la pression constante à la performance. En entrant en 2012 à Mobipel, centre d’appels qui traite les demandes des abonnés Free, quelques mois après l’ouverture des lignes mobiles, elle découvre « une ambiance formidable » et un salaire plus rondelet que dans les autres entreprises de téléconseil par où elle est passée jusqu’alors. Jusqu’à 1 900 euros pour les « best » performeurs, dont le nom trône au sommet des classements que la direction affiche sur les murs des plateaux téléphoniques.

Hafida tient aussi grâce à une note du médecin du travail, qui exige qu’elle travaille à heures fixes, de 10 heures à 18 heures. Elle ne connaît donc pas les changements constants d’emploi du temps, sur une amplitude de 8 heures à 22 heures, qui oblige ses collègues à un numéro d’équilibrisme permanent avec leur agenda. Ce qui lui a permis de « garder [son] rôle de maman ».

« Il faut avoir les épaules assez larges », concède pourtant la trentenaire volubile, depuis le salon douillet de l’appartement qu’elle occupe avec son jeune fils et son mari, en banlieue parisienne. Le climat détestable instillé par une cheffe de plateau dictatoriale, le « reporting » permanent sur les performances, les licenciements arbitraires qui frappent parfois pour un retard de trois minutes, les plateaux qui se vident à la suite du gel des recrutements, en représailles à un débrayage syndical de trois heures en novembre 2014… Son centre d’appels est le théâtre quotidien des violences du management « moderne ». Dont l’épilogue s’est amorcé le 6 mars alors qu’elle venait de prendre un appel. C’est son « responsable plateau » qui décoche l’uppercut : « Vous êtes vendus ! »

À lire aussi >> Free : des téléconseillers refusent la vente de leur centre d’appels

L’annonce n’est pas surprenante, au regard des plateaux quasi déserts et de la tension constante entre les représentants du personnel et la direction de ce centre d’appels. Mais la cession du centre à l’italien Comdata a été vécue par les téléconseillers comme un coup de poignard. « Nous étions effondrés. Nous nous sommes immédiatement regroupés pour tenter d’avoir des réponses sur le maintien de nos primes et de nos salaires, se souvient Hafida Jean_. Ils se débarrassent de nous comme d’une tomate pourrie dans un cageot. »_

Hafida Jean est, depuis, animée d’une colère mêlée d’abattement et peine à tenir ses sept heures d’appels. « J’ai beaucoup de mal à tolérer les hurlements des abonnés comme avant, nous sommes à fleur de peau », confesse-t-elle. Cette baisse de régime et une demi-journée de grève leur ont valu la visite d’un huissier de justice, présent sur le plateau pour consigner les motifs pouvant justifier les retenues sur salaire. Amère, Hafida avoue ne rien espérer d’autre qu’une sortie honorable de l’entreprise, avec ses droits au chômage. Et faire entendre le combat invisible des 260 salariés encore en poste dans ce centre dont le groupe Free, à la rentabilité confortable, ne veut plus entendre parler. « C’est une bouteille à la mer. »

Léo*

Concepteur de jeux vidéo

© Politis
Il finit de rouler sa cigarette, tire dessus et souffle longuement. « Cette expérience m’a fait perdre une grande partie de mon innocence », affirme Léo. Alors qu’il sort tout juste de son école de game design, le jeune homme décroche un CDD dans une boîte qui réalise des jeux vidéo. Et accessoirement un très bon salaire : « J’entrais dans le groupe des nouveaux riches, plaisante-t-il. J’en ai payé des verres à mes amis ! » Mais, peu à peu, les sorties entre amis se font rares. « Je ne sais pas à quel moment ça a commencé à dégénérer. C’était quelque chose de permanent, d’insidieux. » Il égrène les remarques qui lui reviennent : « Tu prends encore une pause ? » lorsqu’il va fumer, « alors que je travaille dix heures par jour ! ». On lui reproche aussi d’être « trop procédurier », tel « un fonctionnaire de 40 ans », lorsqu’il refuse d’accomplir des tâches durant son temps de repos. Et lorsqu’il demande à être payé pour les heures supplémentaires qu’il a effectuées le week-end ou en soirée, il est convoqué dans le bureau de la direction : « On m’a répondu que “ce n’est pas dans l’esprit de l’entreprise”_. »_

« Si j’avais su que l’on pouvait faire grève dans le privé… », commence le vingtenaire en laissant sa phrase en suspens. Dans le jeu vidéo, le droit du travail est souvent méprisé par les directeurs et peu connu des salariés. « À l’école, nous n’avons jamais eu de cours sur le sujet. » Alors qu’avance son contrat, l’épuisement et la fatigue deviennent la norme. « À un moment, je n’en pouvais tout simplement plus. J’arrivais au travail à 10 heures pour ne rien faire et repartir à 17 heures. Je prenais des semaines pour rendre un projet que j’aurais normalement terminé en quelques jours. » À la fin de son contrat, il claque la porte. « Même l’ambiance au sein de l’équipe était devenue invivable pour moi. Comment des gens qui avaient une passion commune et étaient motivés ont-ils pu finir par travailler dans une ambiance si délétère ? En fait, l’organisation de la boîte est pensée pour arriver à cela, pour exploiter les salariés. » Presque un an après son burn-out, il subit un contrecoup. Il est, depuis, sous traitement médicamenteux.

« Lorsque des travailleurs râlent, l’idée répandue dans ce milieu est que ça nuit à la qualité des jeux », s’insurge Léo, qui, dès l’âge de 15 ans, avait décidé de travailler dans ce secteur. Lui veut croire que l’industrie du jeu vidéo a tout à gagner au respect du droit du travail. Depuis septembre 2017, il s’investit dans le Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV). « J’ai dû être parmi les premiers adhérents », sourit le jeune homme. Outre son expérience personnelle, le vrai déclic, ce sont surtout les ordonnances d’Emmanuel Macron sur le travail. « Comment ne pas se sentir concerné par tout ce qui est en train d’arriver, de changer, dans la législation ? Ce que l’on m’a fait deviendra légal. Et cela me met hors de moi. ».

[*] Le prénom a été modifié.

Manu

50 ans, égoutier pour la Ville de Paris

© Politis
C’est un reportage télé qui incite Manu à postuler en tant qu’égoutier à la mairie de Paris, en 2001. Après dix-sept années dans le privé, en Seine-et-Marne, il entre dans le service public. « Pour le prestige de travailler à la Ville de Paris, dans des réseaux immenses, des égouts visitables, et pour une possible évolution », se souvient l’égoutier de 50 ans. Mais il va rapidement déchanter. Manque de dialogue, management dicté par les chiffres, baisse des effectifs : l’écart entre l’administration et le terrain surprend l’ouvrier. « Lorsque tu signales des problèmes récurrents au niveau de la sécurité, du personnel ou autre, les trois quarts du temps tes responsables n’en tiennent pas compte », regrette le délégué syndical à la CGT FTDNEEA (traitement des déchets, nettoiement, eau, égouts et assainissement).

Face à une hiérarchie qui cherche à individualiser les relations avec les ouvriers, l’égoutier s’estime heureux que l’esprit d’équipe soit resté intact. Confinés sous terre dans le noir et « les odeurs », tous les matins du lundi au vendredi, Manu et son équipe curent les égouts de la rive gauche. Pour tirer à la main le sable, les matières fécales, les pierres et les déchets de ciment, l’entraide est une nécessité. « Quand tu prends des encombrants qui pèsent entre 100 et 120 kilos, ton collègue ne tourne pas la tête, il vient t’aider. » Depuis cent ans, le travail en lui-même a peu évolué, seuls les combinaisons et les « bateaux-vannes » ont été améliorés. À la charge physique s’ajoute l’environnement de travail inhospitalier. Rejets radioactifs d’hôpitaux, produits chimiques, les polluants en tout genre se retrouvent dans les sous-sols. La santé des ouvriers s’en trouve affectée : « Notre profession est l’une de celles où l’espérance de vie est la plus basse. » Gastros et hépatites sont les maladies les plus courantes. Alors, comme ses collègues, Manu bénéficie d’un régime spécifique d’insalubrité : dix années sous terre donnent droit à cinq ans de bonification pour le calcul des droits à la retraite.

Ce statut, les égoutiers du privé n’en bénéficient pas. Or, les collectivités sous-traitent de plus en plus au privé. Quand Manu a commencé, la Ville de Paris employait environ 650 personnes, aujourd’hui n’y en a plus que 282. Ces privatisations ont poussé Manu à faire grève aux côtés des éboueurs. De même que la politique de la prime. Avec dix-sept années d’ancienneté, l’égoutier touche 1 900 euros net par mois, dont 300 euros de primes. Bonus qu’il juge opaque et incertain : « On veut un salaire de base garanti. »

Cet engagement syndical a un prix. Comme plusieurs de ses confrères, Manu fait l’objet d’une enquête administrative. Mais il pense continuer à se battre pour un service public de qualité. « Il fut un temps où récupérer ses clés dans les égouts, était gratuit, aujourd’hui il faut payer 80 euros ! »

Société Travail
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