Rennes-II la rouge retrouve des couleurs
Après plusieurs semaines d’hésitation et une lente maturation de la contestation, la faculté a rejoint le mouvement étudiant.
dans l’hebdo N° 1499 Acheter ce numéro
Ça y est, Rennes-II se réveille. Les cris de joie résonnent dans le parc de l’université, dès l’annonce de la reconduction du blocage. Lundi 16 avril, il aura fallu cinq heures et demie de discussions pour départager les 4 000 étudiants présents. Pourtant, il y a deux semaines, la contestation de loi ORE (Orientation et réussite des étudiants) était à la peine, dans cette faculté traditionnellement prompte à se mobiliser. L’étincelle a pris mardi 10 avril, à l’occasion d’une assemblée générale rassemblant 2 500 personnes.
Avant ce rendez-vous, les AG se clairsemaient. La fatigue, notamment chez celles et ceux qui s’étaient déjà engagés dès novembre 2017 contre la « loi travail XXL », était palpable. La proximité des examens et des contrôles ne facilitait pas l’implication. « Alors on a joué notre dernière carte, on s’est dit que c’était tout ou rien », confie Éric, en licence d’histoire, militant de la première heure au sein du comité de mobilisation. La première semaine d’avril, la cinquantaine d’étudiants encore mobilisés décident, après d’âpres débats, de proposer le blocage total de la faculté durant une semaine. Olivier David, le président de l’université, appelle les élèves à participer à l’assemblée générale, « pour qu’une expression démocratique » soit tenue. En pleine période de partiels, la perspective de ce blocage ameute les étudiants moins sensibilisés aux conséquences de la réforme gouvernementale. Malgré les appréhensions de certains militants, le blocus l’emporte à une large majorité. Lucie, étudiante en information-communication, craignait que cette AG signe la fin du mouvement : « Je pensais qu’on allait se faire plus d’ennemis qu’autre chose, mais finalement il y a eu un retournement de situation, de nombreux étudiants ont pris conscience de l’impact négatif de la loi. »
S’il n’y avait pas de grands rassemblements jusqu’ici, une partie des étudiants menait tant bien que mal la lutte contre la loi ORE et Parcoursup. « On était même la première université avec Toulouse à faire une journée de blocage, début février », rappelle Éric, qui regrette que les autres facultés n’aient pas suivi à ce moment-là, lorsque la loi n’était pas encore adoptée. Mais les étudiants de Rennes-II eux-mêmes restaient frileux dans la contestation. D’après Louis*, élève en licence d’histoire, qui se dit modéré politiquement, c’est parce que « le mouvement a commencé trop fort ». Selon lui, des étudiants très politisés, déjà mobilisés contre la loi travail de 2016, sont entrés trop vite dans le dur de l’action, manquant peut-être de pédagogie. « Il était difficile pour des personnes en faveur de la loi de prendre la parole en AG, précise-t-il, alors que mardi c’était plus ouvert, ça a redynamisé le mouvement. » Certains, plus rares, évoquent aussi « la honte » de ne pas bouger, en comparaison à d’autres universités historiquement moins revendicatives.
Depuis l’AG, de nouvelles têtes viennent visiter la « Commune du Bayou » (l’amphi B7, centre de vie de l’université bloquée, ainsi nommé en référence au crocodile d’un magasin Lacoste saccagé lors d’une manif de 2016). Projection des trois Seigneurs des anneaux (version longue), tournoi de Fifa, soirées Mai-68, ateliers d’éducation populaire, « auto-conférences » sur le sexisme, animations peintures et fresques, les activités mêlent militantisme, éducation et distraction. L’ambiance est plutôt bon enfant, les va-et-vient nombreux. Le blocage de la faculté nourrit parfois plus de conversations que la loi ORE elle-même. Sur les murs, des tags dans l’air du temps fleurissent – « Rêve général », « Bloque ta fac, nique la bac », « La grève vaincra » – mais ils n’ont pas franchi les enceintes des amphithéâtres. « Les amphis sont trop beaux, on a décidé d’y bannir les tags au profit des affiches », explique une étudiante. Des « Bayou, lieu de tous les possibles », « Le zbeul, c’est dehors » sont accrochés sur les murs noirs. Les ateliers « médic’ » et « juridique » rappellent que la mobilisation n’est pas un long fleuve tranquille. La violence des affrontements de 2016 reste gravée dans les esprits. Manifester masqué ne choque pas grand-monde. « Si je me cagoule, ce n’est pas pour faire des actions illégales, mais pour ne pas être fichée par les flics », explique Elena_, qui suit une première année de licence d’anglais. Sa copine, Lucie_, approuve et relate l’expérience d’une « médic’ reconnue sur des vidéos qui s’est fait coincer par la BAC dans le métro, ils lui ont mis la pression pour qu’elle donne des informations ».
L’auto-organisation est maître mot à la Commune du Bayou : cuisine, vaisselle, ménage, les tâches quotidiennes doivent être partagées. Tout comme les tours de garde du soir, pour prévenir des attaques de groupes d’extrême droite. Cette organisation horizontale imprègne le discours des jeunes gens. Beaucoup gardent l’anonymat pour éviter le « fichage » de l’extrême droite, des professeurs ou de la police, mais aussi pour ne pas imputer de leaders au mouvement, « on ne veut pas d’un nouveau Cohn-Bendit », s’amuse Louis*, l’étudiant « modéré ». C’est par respect de ce principe que l’AG de Rennes-II a refusé de participer à la Coordination nationale étudiante (CNE). Ils ne souhaitent pas nommer des mandatés qui puissent décider en leur nom. Rennes-II préfère rejoindre la Coordination nationale des étudiants en lutte (CNL) ; celle-ci émet des préconisations en lieu et place des décisions, et des personnes non étudiantes y sont conviées. Cette vision n’est pas partagée par tout le monde. Noémie, étudiante en sociologie syndiquée à Solidaires, critique le fait que les prérogatives de la CNL « ont tout de même une force symbolique importante ». Elle aurait apprécié pouvoir participer à la CNE, « pour établir, par exemple, que nous sommes tous contre la loi ORE ».
Jusqu’ici, ce sont surtout les étudiants dits « autonomes » qui mènent le mouvement. Ils refusent les corps intermédiaires comme les partis politiques et les syndicats. Mais l’appellation est discutée. « Si être autonome, c’est s’habiller tout en noir, et se balader masqué, alors je ne m’y reconnais pas », confie Paul*, étudiant mobilisé non-syndiqué. Il insiste sur la convergence des différents mouvements étudiants à Rennes : « Ici, on ne se prend pas la tête. » Yann, responsable de l’Unef à Rennes-II, confirme ses dires : « Il y a un environnement très sain, comme une grande famille. »
Jusque-là, les « Staps », la filière sportive, ont fait bande à part. L’association Roazhon Staps, affiliée à l’association nationale Anestaps, elle-même affiliée à la Fage, la fédération étudiante qui soutient la loi ORE, est la seule à siéger au conseil de cette UFR (unité de formation et de recherche). Beaucoup critiquent les modalités d’action du mouvement, mais les enfants sages pourraient bientôt rejoindre la famille des contestataires. Le département sportif connaît en effet les plus gros problèmes de Rennes-II en matière de sureffectifs, le tirage au sort y est pratiqué depuis quatre ans. Et durant la dernière AG, plusieurs ont argumenté en faveur du blocage.
La convergence, les étudiants essayent de la développer hors les murs. Postiers, cheminots, lycéens et enseignants ont été conviés à la Commune du Bayou. Les étudiants ont aussi tissé des liens étroits avec la ZAD. Samedi 14 avril, des covoiturages partaient du campus pour rejoindre la manifestation nantaise. Dans les AG, les interventions en soutien aux zadistes, aux cheminots ou aux facteurs reviennent fréquemment. Les postiers rennais, en grève depuis plus de trois mois, observent de près la mobilisation étudiante. « Les mouvements sociaux partent des étudiants, c’est un signe fort pour nous », analyse Alan, gréviste syndiqué à la CGT. Pour l’instant, la convergence ne saute pas aux yeux. Vendredi 13 avril, facteurs et cheminots faisaient cause commune devant la poste de Rennes, mais les étudiants étaient aux abonnés absents. Louis* argumente que ce n’est qu’un début et qu’à la différence de la lutte contre la loi travail, en 2016, chacun se bat aujourd’hui contre une réforme spécifique.
Certes, au sein de la mobilisation étudiante, des revendications se greffent à celles du mouvement social (défense du service public, contestation des réformes libérales, etc.), mais la motivation principale reste l’abrogation de la loi ORE. Les étudiants refusent la possibilité de sélectionner les candidats dans les filières en tension, l’instauration de critères dans les dossiers d’inscription ou la hausse de l’utilisation de plateformes d’inscription en ligne payantes. La modification de l’arrêté licence, actuellement en discussion, qui pourrait abolir les compensations entre les semestres est également source d’inquiétude.
Les enseignants, eux, ne se risquent pas à appeler au blocage. Mais revigorés par le mouvement, le 16 avril, avant l’assemblée générale, ils ont décidé la tenue d’une Commission de mobilisation du personnel. À Rennes-II, une dizaine de départements ne classeront pas les dossiers de Parcoursup. Le président de l’université considère qu’il s’agit là d’« une proportion non négligeable ». Il appelle à « remettre les acteurs autour de la table ». En attendant, étudiants et personnels préparaient la manif du 19 avril.
[*] Prénoms d’emprunt.