1968/2018 : Des enragés à la génération ingouvernable
Sébastien Barles propose dans cette tribune une tentative de filiation générationnelle entre Mai 68 et certaines formes de contestation contemporaine.
Ce qui lie la génération 68, c’est la conscience d’une convergence internationale pour une révolution mondiale et un monde meilleur, débarrassé de ses errances totalitaires, inégalitaires, impérialistes et capitalistes. On peut faire certainement des analogies entre la naissance du mouvement altermondialiste et les aspirations internationalistes de la génération 68. On a vu au début des années 2000 à Seattle, Porto Alegre, Gênes… des milliers de jeunes converger du monde entier autour du mot d’ordre « Un autre monde est possible ».
Cette croyance romantique et messianique, on la retrouve aussi aujourd’hui dans la Génération Climat, qui porte la revendication d’une citoyenneté planétaire, d’un nouvel universalisme fondé sur l’interdépendance globale et d’un nouveau rapport avec la nature et avec le vivant. Elle en appelle à une métamorphose du droit international pour mieux protéger notre Terre-mère, créer une harmonie avec le vivant et faire face au péril climatique. Les formes de contestation contemporaine d’occupation des places, de libération de la parole et de réappropriation de l’espace public, des Indignés espagnols aux Occupy aux États-Unis, en passant par Nuit debout en France, sont un héritage de 68 en termes de mode d’action, de volonté de libération de la parole et de réappropriation collective de l’espace public et de la chose publique.
Ce qui a changé, ces cinquante dernières années, c’est la montée des aspirations identitaires, religieuses notamment. Le fond de l’air était rouge ; il est devenu brun. En 1968, la jeunesse s’identifiait sur le plan du positionnement idéologique : par rapport au communisme, au gaullisme, aux courants révolutionnaires maoïstes, trotskystes, libertaires… Aujourd’hui, après le deuil des grandes transcendances collectives laïques et l’épuisement des idéologies communistes, une partie de la jeunesse s’identifie à son territoire et à sa religion d’abord. Dans notre monde contemporain en plein tumulte, Antonio Gramsci, qui a tant inspiré la génération 68, est plus que jamais d’actualité lorsqu’il disait : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » En 68, la question sociale (vue sous l’angle des conditions de travail ouvrières) est exclusive. La jeunesse ne se mobilise pas pour les quartiers périphériques ou populaires. L’urbanisme deviendra une question centrale au milieu des années 70 dans le sillage d’Henri Lefebvre. Aujourd’hui, les jeunes sont moins « idéologisés » mais aussi moins enclins à réciter un catéchisme idéologique comme on agitait hier le Petit Livre rouge.
Comme en 68, la jeunesse aspire à un autre monde
On trouve aussi chez les militants de la génération 68 une abnégation et une foi absolue pour changer le monde jusque chez les « établis » qui décident de mettre en pratique leurs convictions en allant au plus près du monde ouvrier. Cette force et cette envie de cohérence absolue, on la retrouve par exemple aujourd’hui chez les zadistes ou chez les acteurs de la transition qui inventent d’autres modes de vie pour la société post-croissance qui s’impose face aux impératifs écologiques et à l’explosion des inégalités sociales. Mais aussi chez les jeunes militants écolo-libertaires qui souhaitent créer de nouvelles Brigades internationales et partir au Rojava au sein du peuple kurde, qui initie sur ce micro territoire du Kurdistan en terre syrienne une révolution sociale communale, multiethnique, féministe et autonome : celle du « confédéralisme démocratique » théorisé par l’écologiste Murray Bookchin, qui inspire une jeune génération municipaliste.
Cette filiation entre les générations est bien réelle. Comme en 68, la jeunesse aspire à un autre monde, à un nouvel universalisme, à un nouvel imaginaire mettant en actes et en mots une société fraternelle, égalitaire, cosmopolite et écologique. Le grand soir a été remplacé, faute d’alternative globale, par le temps des lucioles, des lumières d’espoir scintillant ici et là de façon autonome, inventant des possibles « ici et maintenant » pour faire face à la grande transition qui s’impose.
C’est aussi cela l’héritage de Mai 68 et de ces années de rêves. Le monde a beaucoup changé en 50 ans. Il n’y a plus la certitude d’un « sens de l’histoire », mais il existe encore tant de raisons de se révolter, tant de champs des possibles à explorer, tant d’expérimentations à réaliser pour inventer un monde meilleur. Le « Big-bang » du joli mois de Mai a semé une constellation d’étoiles qui nous dit qu’il ne faut jamais abandonner l’espoir. Jamais se résigner. Car comme nous l’ont transmis les héros du Conseil national de la Résistance (CNR), auteurs du Programme pour des Jours Heureux dans la nuit noire de l’occupation : « Créer c’est résister, résister c’est créer. » Cinquante ans après, c’est toujours Martin Luther King qui a raison lorsqu’il affirme : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. »
Sébastien Barles est l’auteur de Marseille en Mai 68 et les années de rêves, éditions Tim Buctu, 2018
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