Cinéma français : La possibilité d’une Palme

Quid des films français sélectionnés en compétition au Festival de Cannes ? Petit tour d’horizon sur les quatre dernières décennies.

Christophe Kantcheff  • 3 mai 2018 abonné·es
Cinéma français : La possibilité d’une Palme
© photo : La présence de stars à l’affiche (ici Kristen Stewart, Juliette Binoche et Chloë Grace Moretz pour Sils Maria, d’Olivier Assayas) assure le glamour de la montée des marches. crédit : Stringer/AFP

Quarante ans. Ce n’est pas, au regard de l’histoire de France, un anniversaire particulier – ce sont plutôt les 50 ans de Mai 68 qui, cette année, ont la cote. Mais, pour le Festival de Cannes, la période 1978-2018 correspond au temps où le poste de délégué général a été occupé tout d’abord par Gilles Jacob, à partir du 2 janvier 1978, comme il le rappelle dans son Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, qui vient de sortir (1), puis par Thierry Frémaux, qui exerce la fonction depuis 2007, après avoir pris en charge la programmation trois ans plus tôt, en tant que délégué artistique.

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Quarante sélections officielles : cela représente une somme impressionnante de cinéastes de tous les continents dont les films ont été projetés et, concomitants, moult débats ou polémiques qui n’ont pas manqué de secouer ces différentes éditions. Il ne s’agit pas ici d’ajouter une énième rétrospective à toutes celles qui existent déjà, et qui n’ont d’ailleurs pas manqué l’an dernier à l’occasion du 70e anniversaire du festival. C’est une sélection dans la sélection sur laquelle nous nous attarderons, sans aucun doute la plus sensible, parce que Cannes se situe en France et que les responsables du festival se doivent de donner une juste idée de l’excellence de sa production cinématographique. Autrement dit : la sélection française dans la compétition.

Chaque début d’année, une pléthore de films français sont annoncés comme potentiels candidats. Quand ils sont achevés bien avant le printemps, leurs producteurs et leurs distributeurs se gardent de précipiter la date de sortie pour leur laisser la possibilité d’être vus par les sélectionneurs du festival. Et l’on sait que beaucoup de cinéastes encore en postproduction (en cours de montage, par exemple), estimant qu’ils seront prêts le moment venu, désirent montrer leur œuvre non terminée. À l’arrivée, pour la compétition, très peu d’élus : trois ou quatre Français sont en lice (rarement cinq) sur une vingtaine alignés au départ. Il est même arrivé, dans les années 1980 notamment, qu’on n’en compte que deux. Bien sûr, la présence française est plus importante si l’on considère Un certain regard, les films hors compétition et les « séances spéciales », ainsi que les sections parallèles : Quinzaine des réalisateurs, Semaine de la critique et Acid.

Dans Sélection officielle (2), paru l’an dernier, où, sous la forme d’un journal, il retrace une année de sa vie de délégué général (de mai 2015 à mai 2016), Thierry Frémaux évoque le film du Portugais Miguel Gomes, Les Mille et Une Nuits. Refusé par lui, il a été sélectionné par la Quinzaine. Et Thierry Frémaux de conclure : « Grâce à [la Quinzaine]_, le film était à Cannes, c’est le principal. »_

Certes, l’important est (peut-être) de participer. Mais il n’y a qu’une seule façon de pouvoir décrocher la fameuse Palme d’or, ce Graal cannois : c’est de figurer dans la compétition. Cette lapalissade, loin d’être prise à la légère par les cinéastes, est la plupart du temps vécue comme un enjeu majeur dans leur parcours. Et, quand le verdict tombe, les déceptions sont nombreuses, sinon les amertumes.

C’est pourquoi, régulièrement, des coups de gueule contre les responsables du festival se font entendre, y compris publiquement. L’un des derniers en date : celui de Xavier Beauvois, dénonçant dans la presse la non-sélection en compétition de son dernier film, Les Gardiennes – alors que N’oublie pas que tu vas mourir (1995) et Des hommes et des dieux (2010) l’avaient été. Sans manières, le cinéaste accable Thierry Frémaux et les sélectionneurs de Cannes, « un groupe d’obscurs » (3).

Dans Sélection officielle, l’actuel délégué général expose les modalités de la sélection. Aux films français est dédié un comité spécifique. « Il rassemble trois journalistes, écrit-il. Selon une pratique des années 1960, renforcée par Gilles Jacob (lui-même ancien journaliste) dans les années 1970 et 1980. Mes prédécesseurs ont en effet toujours pensé que faire siéger des critiques permettait de se soustraire aux éventuelles attaques… des critiques. Hum, pas sûr que ça marche, mais c’est devenu la tradition. » En cette année 2015-2016, ce comité était constitué de Stéphanie Lamome (ex-Première), Éric Libiot (L’Express) et Lucien Logette (Jeune Cinéma). Mais, en dernier ressort, Thierry Frémaux est bien celui qui tranche.

Revenons donc à nos quarante éditions – de celle de 1979, entièrement décidée par Gilles Jacob, à celle de cette année. Ce sont 134 films français qui ont été sélectionnés en compétition, signés par 80 cinéastes. En moyenne, le festival a donc vu chaque année deux cinéastes français néo-compétiteurs, qui n’ont pas été rappelés par la suite. Ce qui n’est pas un si mauvais résultat pour un festival qui a pour réputation d’avoir ses « abonnés », ces réalisateurs qui seraient en quelque sorte sélectionnés les yeux fermés. Il faut cependant tempérer cette donnée. Cannes a réellement ses chouchous.

Trois cinéastes se situent en haut du classement des qualifiés. André Téchiné arrive premier avec six invitations en compétition. Bémol : la dernière lui a été lancée en 2003 pour Les Égarés, c’est-à-dire juste avant que Gilles Jacob ne quitte ses responsabilités de programmateur. Thierry Frémaux a continué à inviter l’auteur des Sœurs Brontë, mais en « séance spéciale » ou « hors compétition ». Deuxièmes ex aequo : Arnaud Desplechin et Olivier Assayas, cinq fois en compétition. Le premier est venu dès son premier long-métrage, La Sentinelle (1992). Tandis que le second a dû attendre d’avoir réalisé son huitième film, Les Destinées sentimentales (2000), pour concourir.

Peut-on reprocher au Festival de Cannes de marquer des préférences envers certains créateurs et d’y rester fidèle (relativement, parce que tous leurs films ne sont pas en compétition) ? Certainement pas. Pourquoi, en effet, ne défendrait-il pas une « politique des auteurs » ? Seulement, Thierry Frémaux conteste cette option, et plus encore cette notion. Elle vient de la période historique des Cahiers du cinéma, dont la lecture de Sélection officielle confirme qu’ils ne constituent pas sa référence ultime. Alors ?

La liste des trois cinéastes champions des qualifications (qui courent encore après la Palme) et des suivants dans ce classement indique tout de même une orientation. Derrière Téchiné, Desplechin et Assayas, arrivent Jacques Audiard, Bertrand Tavernier et Bertrand Blier, avec quatre sélections. Ces noms dessinent les contours d’un cinéma réellement d’auteur, mais dont la qualité n’est pas proportionnelle aux prises de risques artistiques engagées. Par exemple : lorsque ce cinéma comporte, peu ou prou, une dimension politique, celle-ci n’est jamais liée à son esthétique. En outre, le plus souvent, des stars sont sollicitées (Catherine Deneuve, Emmanuelle Béart, Juliette Binoche, Marion Cotillard, Gérard Depardieu…), ce qui optimise les chances de succès public et, de surcroît, assure le glamour de la montée des marches.

Ce constat se confirme si l’on inspecte les grandes absences ou les présences fugitives. Pendant ces années, Claire Denis, pour Chocolat (1988), ou Philippe Garrel, pour La Frontière de l’aube (2008), ne se sont retrouvés en compétition qu’une seule fois, tandis qu’Éric Rohmer, Solveig Anspach, Emmanuel Finkiel ou Rabah Ameur-Zaïmeche, pour ne citer qu’eux, n’ont pas connu ce plaisir.

Certes, certaines premières entrées attestent d’un vrai désir de renouvellement à tous points de vue (Jean-Henri Roger et Juliet Berto en 1981, Bruno Dumont en 1999, Laurent Cantet en 2008, Robin Campillo en 2017, Eva Husson et Yann Gonzalez cette année). Mais d’autres laissent franchement perplexe : Jean Becker, Diane Kurys, Philippe Harrel, Patrice Leconte, François Ozon, Gaspar Noé, Michel Hazanavicius…

Enfin, si les cinéastes françaises sont, sans surprise, grandement sous-représentées dans la compétition – Gilles Jacob et Thierry Frémaux s’en expliquent chacun dans leur livre –, Nicole Garcia et Maïwenn sont les seules a y avoir été conviées plus d’une fois (respectivement trois et deux fois ; et on devine que la seconde ne s’en tiendra pas là). Or, leur cinéma conforte cette constatation générale – qui souffre, bien sûr, d’exceptions – d’une appétence cannoise, en compétition, pour des formes et des regards aux aspérités raisonnables. Formulons un souhait : être démenti à l’avenir…

(1) Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, Gilles Jacob, Plon, 804 p., 25,50 euros.

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