Décolonialiser le féminisme
Pas de lutte contre le racisme sans lutte contre le patriarcat : c’était l’un des mots d’ordre de la conférence « Bandung du Nord ».
dans l’hebdo N° 1503 Acheter ce numéro
O n va passer la parole à Angela Davis ! » Tonnerre d’applaudissements. Pour l’entrée en scène de cette figure historique du militantisme afro-américain, toute la salle de la Bourse du travail de Saint-Denis est debout. « We love you ! We love you ! », lui lance le public. L’intervention d’Angela Davis, féministe et ancienne Black Panther incarcérée deux ans aux États-Unis, clôt la soirée d’ouverture du Bandung du Nord. Une conférence internationale qui se veut le premier pas d’une « Internationale décoloniale ».
« Il y a plus de cinquante ans, très peu de femmes étaient présentes à Bandung », lance Angela Davis. La conférence de Bandung de 1955, en Indonésie, avait réuni, en pleine guerre froide, vingt-neuf pays africains et asiatiques, pour aboutir au mouvement des non-alignés. Aujourd’hui, au Bandung du Nord, référence explicite à celui du Sud, les femmes sont majoritaires parmi les activistes et chercheurs. Et même parmi les organisateurs de l’événement, initié par le Réseau décolonial international.
« Nous savons désormais qu’il ne peut y avoir de paix, d’antiracisme, de défense de l’environnement, sans une justice des genres », affirme Angela Davis. Du haut de ses 77 ans, elle qualifie cet événement d’« historique », et salue « [les] solidarités contre le colonialisme, le patriarcat, le capitalisme global ». Dans la pensée décoloniale, tout s’entremêle. La critique du racisme d’État, des guerres impérialistes et de la mémoire coloniale va de pair avec celle du patriarcat. « Toute une partie de la lutte décoloniale a été portée par des hommes qui ne se sont pas demandé où ils étaient situés, estime Nacira Guénif-Souilamas, sociologue enseignante à Paris-8. Or, ne pas faire place à cette question-là, c’est reproduire les travers des groupes dominants. »
Le Bandung du Nord a donc consacré une après-midi entière à la question du sexisme. « Les femmes étaient bien là, à Bandung, en 1955… Elles faisaient le ménage, ou le secrétariat », sourit ironiquement Françoise Vergès. À la tribune, l’historienne et politologue veut donner les noms de « ces femmes qui ont été effacées de l’histoire ». Ce qui reste enseigné, « c’est le récit féministe mainstream, comme quoi tout est né en Europe, poursuit-elle. Ce récit est à décoloniser. Il faut le réécrire, avec des luttes de femmes à mieux connaître ». Les femmes esclaves participant à la révolution haïtienne ; celles qui « luttaient contre l’apartheid en Afrique du Sud, comme Lillian Ngoyi », évoque Angela Davis ; ou encore Sojourner Truth, de son vrai nom Isabella Baumfree, femme esclave dans les États-Unis du XIXe siècle, fervente abolitionniste et défenseuse des droits des femmes. « Le terme de féminisme décolonial est anachronique parce qu’il est récent, mais elle fait partie de celles qui ont posé les jalons », dit d’elle Nacira Guénif-Souilamas. « Aux suffragettes des États-Unis qui se battaient alors pour le droit de vote, elle demandait : ne suis-je pas comme vous ? »
Une interrogation laissée en suspens. Ou à laquelle la forme de féminisme dominante n’a peut-être pas donné de réponse satisfaisante. Qualifié tour à tour à la tribune de « blanc », d’« occidental » ou de « mainstream », ce féminisme est, selon Françoise Vergès, « celui qui ne se pose pas la question du racisme ». Un féminisme « laïcard, obsédé par le voile » – et, en été, par le burkini. Qui « considère que le reste du monde est en arrière ». Dans la pensée décoloniale, l’enjeu est de déconstruire cette prétention universaliste. « Le féminisme décolonial dénonce l’abus de pouvoir du féminisme dominant : s’arroger la légitimité de décider qui est féministe et qui ne l’est pas », résume Nacira Guénif-Souilamas.
« La France en est à la pointe, estime Françoise Vergès à la tribune. Surtout avec un président qui déclare que les femmes africaines font trop d’enfants. » La politologue marque une pause, hausse les sourcils d’un air entendu en direction du public. Les racines sont lointaines. « Nous ne sommes pas encore sortis de la façon dont le monde musulman a été défini par les orientalistes du XIXe siècle tels que les décrivait Edward Saïd, renchérit Hatem Bazian, maître de conférences à l’université de Berkeley, en Californie. Il est encore question de femmes soumises et opprimées, considérées comme des objets exotiques. »
À propos de l’administration coloniale en Algérie, Frantz Fanon écrit, dans L’An V de la révolution algérienne, que telle était « leur doctrine politique : “Il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent, et dans les maisons où l’homme les cache.” » Et l’essayiste ajoutait : « C’est la situation de la femme qui sera alors prise comme thème d’action. L’administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée. »
Les mots de Fanon sont encore d’actualité. Pas seulement parce que sa fille, Mireille Fanon-Mendès-France, est venue les porter à la tribune du Bandung du Nord. Mais aussi parce que la sociologue Nacira Guénif-Souilamas identifie dans le féminisme dominant une « crispation sur la mythologie républicaine, qui fait des femmes musulmanes la cible de toutes les critiques et de tous les sauvetages à réaliser ». Une obsession « renvoyant à l’imaginaire d’une mission civilisatrice ». La chercheuse fait le lien avec l’opération « dévoiler les femmes » qui avait cours en Algérie sous la colonisation. « C’était présenté comme du féminisme, ça ne l’était pas. »
Depuis près de trente ans, en France, des mouvements féministes variés engageant la question raciale émergent. « L’alternative est de plus en plus présente, grâce à la nouvelle génération, estime la sociologue. Des jeunes femmes donnent de la vitalité à cette pensée-là. Une vitalité proportionnelle à l’agressivité de leurs détracteurs ! » Leur enjeu, selon Françoise Vergès, est « une libération totale : de la société capitaliste, de l’impérialisme ». Mais aussi de la binarité des genres. « Il n’y a pas deux, mais plusieurs genres. » Une lutte sur laquelle la pensée décoloniale doit s’ouvrir davantage, selon la politologue. « Elle est encore trop étroite sur ces sujets, celui de la transphobie, des queers… Il y a un effort à faire pour se libérer de cet enfermement dans des genres mutilants ! »
Méconnue en France, Audre Lorde, poétesse afro-américaine, soutenait : « Tourner le dos à la colère des femmes noires, c’est uniquement une autre façon de préserver les œillères raciales, le pouvoir des privilèges établis […]_. Avant de m’en défaire, je vais m’assurer que, sur le chemin de la clarté, il existe au moins quelque chose d’aussi puissant pour la remplacer_. » Avant ses lectures en public, elle précisait toujours : « Je vous parle comme poète, noire, féministe, lesbienne, mère, guerrière. » Histoire que personne n’oublie d’où s’élevait sa voix.