Dominique Grange et Jacques Tardi : « Les luttes du passé irriguent nos révoltes »

Dominique Grange reprend ses chansons de lutte nées en 68 dans « Chacun de vous est concerné », un album agrémenté de nouveaux textes et des illustrations de son compagnon, Jacques Tardi.

Ingrid Merckx  et  Pouria Amirshahi  • 22 mai 2018 abonné·es
Dominique Grange et Jacques Tardi : « Les luttes du passé irriguent nos révoltes »
© Dessins : Jacques Tardi/Casterman

Ils ont partagé bien des choses depuis leur rencontre il y a 40 ans, dans l’hebdomadaire BD du professeur Choron. Une même passion pour l’histoire populaire. Celle du grand passé – la Commune, la Grande Guerre… – racontée par Jacques Tardi et celle en train de se faire et qu’accompagne Dominique Grange depuis Mai 68. L’Histoire vue par les gens du peuple, leurs victoires sociales, leurs défaites politiques, et la violence répressive qui très souvent les accompagne. Chacun de vous est concerné (1), ce sont onze chansons engagées de Dominique Grange qu’habillent les nouveaux enregistrements du groupe Accordzéâm. Un album qui est aussi un livre, aux textes d’une forte densité. Écrits à deux mains, ils disent leurs combats pour l’humain, l’écologie et le vivant. Ils mettent en relation les luttes, se font chambre d’échos. Plus qu’un rétroviseur, une boussole pour les générations qui viennent. Et des pleines pages de Tardi, où le rouge – ciel, sang, banderoles – domine. Chez eux, c’est spacieux avec des escaliers qui s’échappent, des chats qui passent et des puits de lumière qui traversent une pièce principale au centre de laquelle un grand îlot de travail encadré de bibliothèques. Elle prend plus souvent la parole que lui, qui ponctue d’une voix plus basse et lui demande souvent son avis. Elle parle luttes, lui histoire. Il n’est pas question d’eux mais de ce qu’ils font, parce que c’est « nécessaire ».

Chacun de vous est concerné commence en Mai 68 et s’apparente à un carnet de luttes, des luttes qui vous sont chères. Mai 68 agit-il comme une sorte de catalyseur ?

Tardi. Nous avons voulu élargir à d’autres combats, avant, pendant et après 68, et dans d’autres parties du monde, comme le printemps de Prague, la résistance des militants de l’IRA emprisonnés, le coup d’État militaire au Chili.

À écouter : « Chacun de vous est concerné »

Dominique Grange. 68 au musée, c’est insupportable. C’est embaumer l’esprit de révolte. Nous avons voulu montrer la continuité et la diversité des soulèvements populaires qui se répercutent et se nourrissent tout au long de l’Histoire, et sur toute la planète. Et poser la question de l’héritage des révolutions : comment les apports des différents mouvements révolutionnaires nourrissent-ils les suivants ? L’esprit de la Commune, du Front populaire, de la Résistance, des luttes anticoloniales et des guerres de libération nationale nous enveloppent et irriguent nos révoltes en permanence.

© Politis

Le point de départ de Chacun de vous est concerné, ce sont les chansons de Dominique Grange ?

D.G. L’idée ne me serait pas venue si je n’avais pas entendu chanter À bas l’État policier ! dans une manif de soutien au peuple palestinien ou contre la loi Travail. Pas mal de gens m’ont dit que mes chansons de 68 étaient toujours d’actualité. Aussi, nous les avons réécoutées, en essayant de voir ce qu’elles évoquaient aujourd’hui, et comment nous pouvions les situer dans les combats actuels.

À écouter : « À bas l’État policier »

J.T. Puis est venue l’idée de faire ce disque avec de nouveaux arrangements, des textes permettant de les contextualiser et des dessins.

D.G. Les enregistrements de l’époque, on les a faits avec des musiciens rencontrés à la Sorbonne. C’étaient des 45 tours autogérés, avec des pochettes en sérigraphie, vendus 3 francs au seul profit des comités d’action, et retirés selon les besoins. Les musiciens d’Accordzéâm nous ont fait des propositions pour les réenregistrer avec plus d’instruments qu’alors, et une tonalité plus pêchue, plus rock. On a aussi ajouté des chansons que j’ai écrites plus récemment.

J.T. On a essayé de voir ensuite comment illustrer chaque chanson…

D.G. L’idée principale, c’était de « désenclaver » Mai 68 et de montrer que la répression reste la seule réponse des États face à la résistance des peuples. Tout le temps et partout ! Je ne parle pas de moi dans mes chansons. Elles sont un peu comme des chansons de geste. Elles disent un moment de la lutte. Elles s’adressent aux gens pour leur dire : « Chacun de vous est concerné ! » Dans ce livre, les personnages, ce sont les rebelles.

N’effacez pas nos traces ! (2), c’était aussi une peur que la mémoire des luttes s’efface ?

D.G. Non, la chanson éponyme et le livre paru en 2008 étaient une réponse à Nicolas Sarkozy quand il avait déclaré qu’il fallait en finir avec l’héritage de Mai 68. C’était une manière de dire : « En quoi cet héritage le concerne-t-il ? » N’effacez pas nos traces !, c’est un geste de résistance, une façon d’affirmer « vous voyez, on est toujours là ! ». Je suis d’ailleurs partie de l’histoire de la captivité de mon père en Allemagne, qui aurait dû écrire ses mémoires. Le père de Jacques, lui, l’a fait, c’est ce qui lui a inspiré Stalag IIB (3). Toutes les traces sont importantes. C’est pourquoi j’évoque les « petits cailloux blancs que nos enfants ramassent », c’est la relève !

J.T. Je suis effaré par l’ignorance dans laquelle les gens sont de ces événements. Que disent les manuels scolaires de Mai 68, à part les barricades ? Personne ne sait vraiment ce qu’est la Commune… Cette période est-elle même enseignée à l’école? La Première Guerre mondiale est survolée… Je dessine pour raconter des histoires en essayant de donner un sens, de véhiculer une idée. Même quand il s’agit d’histoires policières. J’ai envie qu’on referme le livre en ayant le sentiment d’avoir appris quelque chose. Pour aborder une période, il faut raconter des histoires avec des personnages, les faire passer à un certain endroit, leur faire dire ce qu’on voudrait. Le risque, c’est d’ennuyer : sur l’après-guerre ou l’Union soviétique, par exemple, les tunnels explicatifs sont nécessaires… Mais je préfère ce risque que de laisser des flous.

D.G. Et puis il y a des mots de l’époque qui ont été comme gommés du vocabulaire: « prolétariat », « lutte des classes », les ouvriers sont devenus des « salariés » comme les autres, alors qu’ils œuvrent toujours à produire nos richesses ! Dans la chanson « La Pègre », la phrase « Nous sommes tous des Juifs allemands » n’a aucun sens pour les jeunes. En concert, j’explique l’expulsion de Cohn-Bendit en 68. Dans « Les Nouveaux Partisans », le couplet sur les « gardes-chiourme de la classe ouvrière » n’est pas très bien compris non plus.

J.T. Il faut dire que l’expression « garde-chiourme » n’est plus très connue.

Que faisiez-vous en 68 ?

J.T. J’étais aux Arts déco, en plein Quartier latin. J’ai vécu le mouvement en touriste. Je descendais aux AG voir ce qui se passait. Aux Arts déco, il y a eu un atelier d’affiches, mais je n’ai jamais su où il était…

© Politis

D.G. Ça s’appelle une grève passive ! (rires)

J.T. Je n’étais pas au niveau d’engagement de Dominique…

D.G. Mais moi, c’était facile ! Début mai, le chanteur et compositeur engagé Leny Escudero a lancé un appel à la radio : « Prenez vos guitares et venez chanter pour les grévistes ! » J’en avais envie depuis le 22 mars, mais je n’avais écrit que des chansons poétiques ou satiriques, pas des chants de lutte. Finalement, on a été un certain nombre de chanteurs à réagir et aller devant chez Renault. Il y avait un petit podium et on a été très bien accueillis. Puis on s’est installés à la Sorbonne avec le Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (Crac). On était surtout des auteurs-compositeurs issus des cabarets rive gauche. Les vedettes ne venaient pas, parce qu’elles n’avaient plus de musiciens, nombre d’entre eux ayant voté la grève passive… Il y a eu très vite eu des clivages parmi les chanteurs. De même que le PC et la CGT ont tout fait pour empêcher la jonction entre les étudiants et les ouvriers, L’Huma a fait paraître un encart disant qu’il ne fallait pas faire appel à certains chanteurs du Crac qui étaient des (dangereux!) gauchistes!

Dans les illustrations du livre-disque, le curé et le patron sont absents des dessins, même si présents dans les chansons. Les forces de l’ordre envahissent tout ?

J.T. C’est ce qu’il y a de plus visible…

D.G. Que se passe-t-il d’autre à NDDL, ou dès qu’on manifeste, que ce soit contre la loi Travail ou l’état d’urgence…?

J.T. Et puis les patrons, on ne les a pas approchés, on ne les connaît pas. On a illustré avec ce qu’on connaissait…

D.G. Mais les chars soviétiques, on ne les a pas connus non plus, je te signale.

J.T. En 68, il y a eu un moment où l’on ne voyait plus de flics. Cela a duré trois ou quatre jours mais a laissé un sentiment de grande liberté : l’autorité (du papa, du prof…) se cassait la gueule. On se débarrassait de toutes ces idées encombrantes qu’on nous avait mises dans la tête. Et tout paraissait possible. C’était pas très raisonné mais c’était dans l’air, c’était palpable. Tu as ressenti ça, toi aussi, Dominique?

D.G. Oui… et j’ai surtout adoré les rues vides, sans flics et sans voitures ! Paris était livré aux promeneurs. Partout, les gens se parlaient sans se connaître, fraternisaient. Samedi dernier, on a fait une manif de soutien à la Marche du grand retour, à Gaza. Il n’y avait pas de flics, alors tout s’est très bien passé!

J.T. Sur le volet du nucléaire, je trouve quand même ahurissant que des jeunes flics balancent des gaz sur des manifestants qui se bagarrent aussi pour leur survie à eux, et celle de leurs enfants. Ils devraient se mutiner ! C’est ce que raconte cette double page sur la mobilisation contre la centrale nucléaire à Plogoff (voir vidéo ci-dessus), entre 1978 et 1981. On y voit des policiers dans la nature.

© Politis

D.G. La chanson que j’avais écrite contre la répression policière au Quartier latin en 68 s’élargit à la répression contre les mouvements environnementaux : Plogoff, donc, puis Creys-Malville, avec la mort de Vital Michalon, puis Sivens, avec la mort de Rémi Fraisse, la destruction d’une partie de la ZAD de NDDL, et ce qui se joue actuellement à Bure…

J.T. Ces flics qui continuent à taper ceux qui se battent aussi dans leur intérêt, ça me rend fou…

Pour quels combats avez-vous envie d’écrire de nouvelles chansons ?

D.G. J’en ai écrite une contre l’apartheid et la colonisation des territoires palestiniens. C’était en 2014, après les bombardements sur Gaza par l’armée d’occupation israélienne. Elle s’appelle « Détruisons le mur ! ». J’aimerais bien que mes chansons contribuent à une prise de conscience. En trois, quatre minutes, on peut frapper avec des mots simples. Dans la phrase « Chacun de vous est concerné », « vous », ce sont les salauds. Pas les gens a priori qui m’écoutent dans les salles où je chante, d’autant que je donne pas mal de concerts de soutien.

J.T. On peut être « indigné » par des choses qui ne nous concernent pas directement. « Concerné », c’est une autre étape.

Quels sont les dessins qui vous ont le plus intéressé dans ce livre-disque ?

J.T. Je ne me pose pas la question de ce qui est intéressant pour moi. J’ai réalisé ces dessins parce que je les trouvais nécessaires dans un cadre précis : comme cette double page avec des types alignés contre un mur, face aux bidasses armés, lors du coup d’État militaire, en 1973, au Chili. Je suis parti de nombreuses photos en me posant la question de ce qu’il fallait représenter. Dans « Requiem pour les abattoirs », on est dans la représentation : on ne peut approcher des abattoirs qui sont gardés, les gens qui y pénètrent sont virés manu militari, traînés devant les tribunaux, condamnés à de lourdes amendes.

D.G. Et il y a tout ce secret qui entoure le massacre des animaux qu’il ne faut surtout pas montrer, sans quoi les gens n’achèteront plus de bidoche ! J’ai écrit cette chanson pour réclamer la fermeture des abattoirs. Nous-mêmes sommes devenus progressivement véganes en commençant par cesser de manger de la viande puis en réalisant que la souffrance animale ne frappe pas seulement les mammifères. Il faut se documenter, lire les premiers philosophes animalistes… On ne peut pas justifier la consommation de viande et des différents produits issus de la souffrance animale en disant « un steak, c’est bon ! » ou déclarer que « la corrida fait partie de l’héritage culturel de la ville de Nîmes ! ». Cette réflexion peut s’étendre à tous nos modes de consommation que le seul plaisir ne suffit pas à excuser. Notre véganisme n’est pas toujours bien compris par certains copains, mais la disparition des oiseaux ou des insectes affole tout le monde.

J.T. Tu te souviens de ce dessin de Reiser montrant des essuie-glaces pleins de sang sur le pare-brise d’une voiture ? (Rires)

À écouter : « Requiem pour les abattoirs »

Le livre tente à sa façon une forme de rapprochement des différentes luttes entre elles.

D.G. Mais la cause environnementale, les migrants, le racisme aux États-Unis, les armes en vente libre, le commerce des armes, l’enfermement, la peine de mort, toutes ces causes sont liées… Dans l’actuel mouvement des facs, on perçoit forcément une chambre d’écho avec 68. On s’est dit à un moment : « Ce serait bien si ça se développait… » Mais chaque mouvement a sa propre rythmique. Et le pouvoir ne réagit pas de la même façon. Le pouvoir actuel est rapidement intervenu pour éviter que le mouvement des facs ne s’étende. Mais je trouve important que les cheminots aillent donner un coup de main aux étudiants et inversement. Des artistes, des intellectuels, ont eux aussi manifesté leur solidarité avec les grévistes. Jacques vient de donner un dessin pour la couverture d’un livre collectif intitulé La Bataille du rail regroupant des textes de 34 auteurs (4) et qui sera vendu au profit des grévistes de la SNCF les plus en difficulté. Face aux différentes formes de répression, face à l’autisme des pouvoirs, il faut développer la fraternité et la solidarité avec tous ceux qui sont du « bon » côté de la barricade et ont choisi leur camp.

Propos recueillis par Pouria Amirshahi et Ingrid Merckx


(1) Chacun de vous est concerné, Dominique Grange, Tardi, Casterman, 52 pages, 42 euros.

(2) N’effacez pas nos traces !, Dominique Grange, Tardi, Casterman, 82 pages, 19 euros, (2008).

(3) Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB, Casterman (tomes I et II).

(4) La Bataille du rail, Cheminots en grève, écrivains solidaires, Don Quichotte.

Musique
Temps de lecture : 14 minutes