Erri De Luca : « Porter secours n’est pas un choix mais un devoir »
Selon Erri De Luca, quand la fraternité est illégale, il faut désobéir. L’écrivain italien a lancé un appel en soutien aux « trois de Briançon », une Italienne et deux Suisses qui encourent dix ans de prison pour avoir aidé des migrants à passer la frontière.
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L’écrivain italien Erri de Luca était à Paris pour la parution d’Une tête de nuage (Gallimard), roman laïque et spirituel sur deux parents, Miriàm et Iosèf, qui s’apprêtent à élever l’enfant qu’elle porte, Jésus. L’auteur de Le contraire de un, Montedidio, Au nom de la mère, ou La Parole contraire, relaxé en octobre 2015 des accusations d’incitation au sabotage qui pesaient contre lui du fait de ses propos contre le projet de ligne à grande vitesse Lyon-Turin, ne voyage pas pour le plaisir, explique-t-il dans le salon d’un hôtel de Saint-Germain-des-Prés…
Est-ce la solidarité des montagnards au col de l’Échelle qui vous a frappé ?
Erri De Luca : Ce qui me frappe, c’est à quel point on peut être aveugle face à la montagne. Le pouvoir politique s’imagine que les montagnes sont des barrières, des murailles. Mais les montagnes sont le plus grand éventail de passages possibles. Entre des versants et à travers un réseau immense de sentiers non contrôlables empruntés par toute l’histoire humaine. Les montagnes sont une voie de communication. Les Hautes Alpes n’ont jamais empêché une armée… Les pouvoirs s’imaginent qu’on peut bloquer les montagnes. Mais si on peut passer par un endroit aussi inconfortable que le sommet du mont Blanc, on peut passer partout !
Plus encore qu’en mer ?
La mer est par tradition une voie liquide, comme disait Homère. C’est aujourd’hui qu’on veut la voir comme une fosse aux crocodiles. L’Unesco parle de patrimoine culturel de l’humanité à propos des « high seas ». Ce patrimoine, nous ne l’avons pas inventé mais digéré. Tout est venu par la mer : l’architecture, la poésie, le système numéral, l’astronomie, la philosophie, même le monothéisme. La ville de Naples a été fondée par les Grecs, Rome avait emprunté une première vigie qui était Énée, rescapé de Troie. Aujourd’hui, nous avons fait de la Méditerranée la pire des fosses communes. Personne n’a voyagé dans des conditions aussi dramatiques que les migrants actuels dans leurs canots de fortune. Pour ceux qui pensent que l’on peut régler ou repousser les flux migratoires, j’ai conçu un photogramme, jamais filmé jamais réalisé : sur un rivage libyen, dans un canot déjà surchargé de personnes monte une mère avec son fils. Si cette mère fait ce geste, cela veut dire qu’on ne pourra l’empêcher de monter pour rien au monde ! On croit que c’est l’espoir qui la pousse. Mais non, c’est le désespoir, la plus puissante force motrice de ces voyages. On peut tout faire pour se rendre complice de naufrages. On peut tout faire pour devenir pire nous-mêmes, car la possibilité du pire est immense. Mais même ce pire ne l’empêchera pas de monter. C’est le drame qui se joue aujourd’hui à la surface de la mer.
À voir : un extrait de l’entretien en vidéo
Vous avez utilisé le terme « Vagility » dans votre texte de soutien. Que signifie-t-il ?
« Vagility » désigne la disponibilité à se déplacer. Sur un bateau de Médecins sans frontières, j’ai vu la différence qui réside entre l’espoir et le désespoir. Le désespoir, c’est ce qui faisait tenir 150 personnes sur un canot de 10 mètres poussé par un petit moteur de 40 chevaux incapable de surmonter la moindre vague. Chargé, faible, il partait la nuit pour arriver au petit jour. Si quelqu’un mourrait, tombait à l’eau, le désespoir tenait les autres vivants. L’espoir, c’était le moment très dangereux où ils voyaient arriver un bateau de sauvetage. Celui-ci s’arrêtait loin et envoyait des zodiacs avec des gilets de sauvetage. Mais même avec les gilets de sauvetage et le bateau qui se rapprochait, la panique les prenait. L’espoir peut être catastrophique. La force majeure qui les avait emmenés jusque-là, c’était bien le désespoir. Et contre le désespoir, il n’y a rien d’autre à faire que de porter secours. Il faut sauver les désespérés, les gens perdus en mer comme ceux perdus en montagne. C’est un devoir, ni un choix ni une option.
À voir : un extrait de l’entretien en vidéo
Pourtant, les « trois de Briançons sont accusés d’avoir commis un délit en aidant des migrants à traverser…
Quantité de lois en Italie et en France incitent à l’omission de secours [non-assistance à personne en danger, NDLR]. Si les montagnes ne sont pas des forteresses, ce sont des labyrinthes. On peut se perdre en montagne. Moi aussi je me suis perdu en montagne. Mais j’étais équipé. Les migrants ne le sont pas. Il y a des bénévoles qui aident les gens perdus. Tous ceux qui s’opposent au fait de sauver des vies sont des « malévoles ». Les lois qui les encouragent sont peut-être légales, mais elles sont injustes. En Italie, une loi votée par le Parlement incriminait les pêcheurs sauvant des gens en mer. Les pêcheurs de Lampedusa ont continué à le faire. En ville, il existe des réseaux de secours. En mer et en montagne, ce sont des personnes qui font œuvre de fraternité. Les lois qui vont à l’encontre de la fraternité, il faut leur désobéir.
Vous écrivez aussi qu’il n’y a pas de « clandestins », seulement des « hôtes de passage ».
Le terme clandestin est abusif. Je suis lecteur de la Bible : le terme clandestin n’existe pas dans ce texte. Le terme « étranger » y figure, associé avec « veuve » et « orphelin » dans un système de soutien et de protection. « Clandestin » désignerait quelqu’un qui monterait sur un moyen de transport sans payer de ticket. Mais les migrants ont payé tous les tickets possibles. Ils ont payé cher chaque passage, chaque étape de leur voyage. Ils sont le contraire absolu des clandestins. Sans compter que, s’ils étaient voyageurs jusqu’en Libye, ils y deviennent des esclaves. Ils y sont forcés à travailler et torturés pour que leurs proches paient leur rachat. Et nous permettons aux gardes-côtes libyens, qui n’ont aucun droit d’intervenir dans les eaux internationales, de rattraper ces « esclaves » quand ils s’enfuient ! « Clandestin » n’existe pas plus dans ce contexte que le terme « invasion », qui s’applique à des forces armées traversant les frontières d’un pays pour l’occuper. Il ne peut s’appliquer à des personnes désarmées qui arrivent en petit nombre et éparpillées.
À voir, un extrait de l’entretien en vidéo :
Qu’en est-il des expressions « appel d’air », brandie par des responsables politiques, et « délinquants solidaires », nom du collectif actif à la frontière franco-italienne ? Ont-elles des équivalents en Italie ?
Nous procurons des conditions de voyage et d’accueil très défavorables, ce qui n’empêche pas le photogramme que j’ai évoqué. « Délinquants solidaires », c’est donner du crédit aux lois injustes envers les migrants. C’est la loi qui est délinquante. Mais les lois sont de passage. On peut les changer, les contourner. Le sentiment de justice n’est pas de passage. La fraternité n’est pas de passage, ni sujette à variation.
Comment les Italiens réagissent-ils aux accusations qui pèsent contre les « trois de Briançon » ?
On se préoccupe peu de leur sort en Italie. On considère que c’est un problème français. Tous ces naufrages, tous ces barrages ont abimé la sensibilité civile de la population. Nous avons expérimenté déjà le pire du délit de solidarité en Italie. Des bateaux de sauvetage en mission officielle ont été bloqués en mer. Quant aux ONG accusées de trafics, aucune poursuite judiciaire n’a été engagée. Il s’agissait de calomnie pour discréditer le sauvetage. Quand je suis monté sur le bateau de MSF il y a un an, il y en avait dix de ce type. Aujourd’hui ils ne sont plus que trois. Les calomnies ont fait du beau travail.
Sur quel bateau étiez-vous ?
Le Prudence, qui a réussi à embarquer 1 500 personnes sauvées. Je suis resté deux semaines. J’ai pu contribuer au sauvetage de plus de 800 personnes. Un quart étaient des mineurs. On les appelait des « hôtes ». Ils étaient bienvenus à bord. Puis malvenus à terre. Mais ils avaient échappé au point le plus bas de leur vie : le niveau zéro de la mer, avec déjà les pieds dans les profondeurs.
Des chercheurs travaillent sur les traces conservées par la mer des bateaux naufragés et des cadavres noyés. Cela donne-t-il à voir la mer d’une autre façon ?
Il y a toujours des traces à garder de ce gaspillage de vie humaine. C’est ce que j’ai éprouvé physiquement dans le parc de la mémoire de Buenos Aires. Une dizaine de milliers de jeunes Argentins ont disparu en mer. Des noms sont écrits sur un mur. Ils ne sont qu’une petite partie.
L’appel que vous avez lancé a-t-il été signé par d’autres écrivains, artistes, personnalités italiennes qui vous accompagnent dans ce combat ?
Il y en a sûrement mais je ne les ai pas notées. Je préfère ne pas vérifier les présents car la majorité des absents m’irrite. Pour moi, il ne s’agit pas d’un combat marginal. C’est l’argument principal de mon actualité. Peut-être parce que je suis quelqu’un de la mer et de la montagne : ce qui se passe sur ces surfaces me regarde.
Le nouveau gouvernement italien, porté par le Mouvement 5-étoiles (M5S) et la Ligue, prévoit de durcir le droit d’asile, de réduire le budget de l’accueil réservé aux migrants, de vider les rues une par une, d’expulser 500 000 personnes…
C’est de la communication, un abus de crédulité. Ces ambitions sont intenables. En plus d’être très coûteuses, elles n’auront aucun effet : les expulsés peuvent toujours revenir. Comme on ne peut expulser massivement, on expulse en petit nombre. La police italienne s’y livre déjà. L’alliance entre M5S et la Ligue n’est même pas une coalition : c’est un accrochage de circonstance. Ces partis ont fait des campagnes opposées, leurs différences sont inconciliables. Ils n’iront nulle part. Sur la question des migrants, ils peuvent trouver un terrain d’entente, mais ils ne pourront pas faire pire que ce qui est déjà à l’œuvre. Reste qu’en Italie, il n’y a pas de malévoles aussi actifs qu’en France, comme Génération identitaire, qui a avait aussi tenté l’an dernier de surveiller les côtes à bord d’un bateau. Mais l’obscénité n’est pas tant dans ces groupes. Elle est dans les régimes de lois qui incriminent la fraternité. Si les « trois de Briançon » ont commis un crime, alors je suis leur complice.
(1) Lire Politis.fr