Fonction publique : Le privé en embuscade
Les fonds d’investissement n’ont jamais autant convoité les affaires publiques. Ils sont très bien représentés dans le comité « Cap 2022 », mis en place par Emmanuel Macron pour réfléchir à la « réforme de l’État ». Ces mastodontes du privé y poussent leurs pions, privilégiant leurs intérêts au détriment de ceux du service public et des fonctionnaires.
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Les 34 experts du Comité action publique 2022 (Cap 2022), qui doit rendre dans les prochains jours ses propositions pour la réforme de l’État, ont tout d’une dream team macronienne. Une moitié de hauts fonctionnaires, souvent anciens conseillers des gouvernements précédents, quelques élus et économistes du premier cercle d’Emmanuel Macron (Philippe Aghion, Laurent Bigorgne, Jean Pisani-Ferry), huit patrons et autant de hauts fonctionnaires ou d’hommes politiques ayant fait des allers-retours entre le public et de grandes entreprises privées. Le tout dans une absence éblouissante de pluralisme. _« Il y a bien quelques start-uppers pour faire “société civile”, mais rien de ce qui constitue en réalité l’action publique de l’État : fonctionnaires, syndicalistes, usagers… C’est un comité hors-sol », _note Nicolas Framont, sociologue (1).
Le mélange du public et du privé n’a rien de surprenant au regard du parcours d’Emmanuel Macron lui-même. Les personnes choisies donnent en revanche des indications précieuses sur la philosophie générale et les arrière-pensées de la future « modernisation » de l’action publique.
Conformément à la volonté de l’exécutif de miser sur une dématérialisation des services publics, on retrouve plusieurs acteurs du numérique (l’ancien DG de Deezer et président de Publicis, Axel Dauchez, ou le fondateur de Bob emploi, Paul Duan, par exemple). Une importante délégation d’agences immobilières est également présente (Icade, Nexity, dont la secrétaire générale copréside Cap 2022, Lone Star et la vice-présidente de la Commission des comptes du logement, Sabine Baïetto-Beysson), ce qui souligne le mouvement d’économies budgétaires amorcé sur la politique de logement social. Plusieurs protagonistes sont d’ailleurs engagés dans le chantier pharaonique du Grand Paris. Un big bang dans le versement des prestations sociales – si le « versement unique » voulu par le candidat Macron devait être mis en chantier – aurait un fort impact sur le secteur.
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On compte surtout des experts ès privatisations, qui présentent tous le même CV en quatre temps : haute fonction publique, coulisses du pouvoir, grandes entreprises d’État privatisées et fonds d’investissement. On retrouve ainsi un ancien conseiller de François Mitterrand, Guillaume Hannezo, passé chez l’assureur AGF, privatisé, puis à la direction financière de la Compagnie générale des eaux, privatisée elle aussi à travers Vivendi, finalement recruté comme banquier d’affaires pour le fonds texan Lone Star.
Idem pour Stéphane Brimont, ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin, nommé directeur de la stratégie de GDF juste avant la fusion avec Suez, synonyme de privatisation, en 2008. Il préside aujourd’hui le fonds Macquarie Capital pour la France et le Benelux. Un parcours identique à celui de Jean-François Cirelli, ancien conseiller de Jacques Chirac, devenu vice-président de GDF au moment de la fusion, qui offre aujourd’hui ses services au fonds d’investissement américain BlackRock.
Macquarie et BlackRock : deux noms largement inconnus du grand public, dont la représentation en bonne place au sein du Cap 2022 n’a rien d’anecdotique. Macquarie est un pionnier des investissements dans les infrastructures publiques, originaire d’un pays, l’Australie, en pointe depuis trente ans dans le transfert de l’action publique aux entreprises privées. Ces hommes d’affaires se sont fait une spécialité d’investir là où l’État recule. Ils ont donc une vision très précise de la « réforme de l’État ».
Ainsi, le coprésident du Cap 2022, Ross McInnes, officie comme président de Safran, entreprise qui travaille étroitement avec l’État pour la sécurité intérieure et l’aéronautique et s’est récemment rapprochée d’Airbus pour bénéficier d’une privatisation, en sous-main, d’Ariane 6, qui doit décoller à partir de 2020. Quelle « modernisation » de l’État défend-il, au moment où l’industrie spatiale privée est en plein boom, au point que les États-Unis viennent d’ouvrir la porte à une privatisation de la station spéciale internationale ?
La liste de ces télescopages entre les intérêts privés et les enjeux de la future réforme est longue. Même si la présence au sein du comité ne donne théoriquement – et légalement – aucun avantage pour l’obtention des marchés qui devraient être ouverts par le recul de l’État. Ceux-ci suivront les règles de mise en concurrence, précise l’anthropologue Paul Jorion. L’intérêt d’un Ross McInnes ou d’un Jean-François Cirelli à siéger au sein du Cap 2022 rejoint davantage une ambition personnelle, estime l’ancien trader et fin connaisseur du monde de la finance : « BlackRock et Macquarie sont des géants financiers, les quelques marchés supplémentaires qui s’ouvriront en France après ces réformes les intéressent, mais ils ne sont pas décisifs pour eux. Je ne pense pas qu’il faille les voir comme des “envoyés du grand capital” pour faire du lobbying. Ils veulent simplement se construire un réseau et peut-être trouver de nouvelles opportunités d’embauche à moyen terme. »
La présence de ces fonds revêt aussi une dimension marketing qui sert d’habillage à une réforme directement pilotée par -l’Élysée. Le fonds Macquarie a été parmi les premiers, il y a vingt ans, à se spécialiser dans le rachat d’infrastructures stratégiques et de pans entiers du domaine public. Il s’est discrètement constitué un empire en étant propriétaire de centrales thermiques au gaz en Angleterre et au pays de Galles, d’une vingtaine de parcs éoliens en France et en Italie, du terminal pétrolier du Havre (le principal réseau logistique pétrolier aval de la région parisienne), d’une partie des autoroutes françaises et d’une entreprise de compteurs d’eau pour les particuliers.
Macquarie a surtout tissé sa toile en Asie et aux États-Unis, dans tout ce qui relève de besoins cruciaux pour la société : il gère l’université de San Luis Potosí au Mexique, le deuxième port du Canada, une compagnie de déchets américaine, de nombreux aéroports (Bruxelles, Glasgow, Southampton, New Delhi, Copenhague, Cambridge), des infrastructures de télécommunication (Inde, Russie), une ligne de métro de Manille, un producteur d’engrais chinois, des entreprises d’agrobusiness brésiliennes, le plus grand réseau de maisons de retraite de Nouvelle-Zélande et d’importants groupes immobiliers. Il est très ambitieux dans les énergies vertes, et son appétit est insatiable dans le commerce des matières premières, du gaz au pétrole en passant par le sucre, le fer et les métaux industriels, où il est en passe de devenir leader mondial. Le point commun de ces acquisitions est qu’elles constituent des investissements peu risqués, couverts par un contrat de concession passé avec un État ou une collectivité.
BlackRock apprécie aussi ces investissements dits « institutionnels », ainsi que leurs rendements stables et durables, pour y placer les pensions de retraite et l’épargne des Américains, qui représentent 80 % des 6 000 milliards de dollars qu’il gère (3). C’est le plus gros fonds d’investissement au monde. Son fondateur, Larry Fink, est un trader prodige qui trébuche à la fin des années 1980 et revient en messie à Wall Street au moment de la crise de 2008, conseillant les gouvernements du monde entier dans la dégringolade boursière et attirant les spéculateurs échaudés, grâce à ses placements peu risqués (il n’emprunte pas pour spéculer). Au point que Larry Fink et son fonds sont devenus la véritable « main invisible » du capitalisme mondial.
Larry Fink siège aux conseils d’administration de 17 000 sociétés à travers la planète. Il audite des entreprises pour le compte des gouvernements tout en investissant pour son propre profit. Fait mine de placer sous surveillance les fabricants d’armes américains, dont il est un des plus gros actionnaires, et s’offre le luxe d’appeler les patrons à « appréhender l’impact sociétal » de leur business, pour soigner leurs marges sur le long terme. Il prend des parts dans tous les grands groupes mondiaux de chimie, qui se font concurrence, pour jouer des coups au gré de ses intérêts sur un marché qu’il contrôle en partie de manière « horizontale ». Il parle d’égal à égal avec les patrons du FMI et le locataire de l’Élysée (deux fois depuis l’élection d’Emmanuel Macron), où il prêche pour la retraite par capitalisation et contre toute régulation étatique, tout en glanant de précieuses informations pour ses propres business (4).
L’investissement privé dans les infrastructures et les services publics est un marché naissant en France. Il a connu une très forte croissance à partir de 2004, puis a été freiné en 2011 par le fiasco de certains partenariats public-privé (PPP). Il repart à la hausse depuis 2016, notamment avec une nouvelle génération de PPP : les Semop (sociétés d’économie mixte à opération unique). Mais c’est surtout l’abondance de liquidités qui pousse, partout, aux investissements privés dans les infrastructures. « Le nombre de fonds dans ce domaine a quintuplé en quelques années dans le monde, constate Gabrielle Gauthey, directrice des investissements et du développement local à la Caisse des dépôts et consignations (5). Jusqu’à présent, ils étaient dans l’énergie ou les routes, aujourd’hui ils arrivent dans les réseaux d’initiatives locales [d’accès à internet]. »
Les banquiers ne savent plus quoi faire de l’argent disponible et cherchent des investissements sûrs, prévisibles sur le long terme, peu sensibles aux variations de la conjoncture internationale et, bien sûr, rentables. Rien de mieux qu’une infrastructure ou un service public, donc, notamment depuis que le Ceta et les autres accords de libre-échange verrouillent les profits sur le temps long, en mettant les États à l’amende lorsqu’une loi nouvelle compromet les retombées financières d’un investissement. Les fonds de pension aimeraient donc décupler leurs investissements institutionnels et font pression sur les gouvernements pour ouvrir les projets d’infrastructure et les services publics aux capitaux privés.
Tout cela constitue donc un tout très cohérent pour les défenseurs de ce modèle, qui défendent que le privé permet une rationalisation des investissements et une modernisation des services publics, en comprimant les coûts et les délais de construction. Mais les risques de tels montages ont été largement documentés par plusieurs scandales retentissants liés aux PPP : perte de contrôle des responsables politiques, perte de vue de l’intérêt général, hausse des prix incontrôlée ou baisse de la qualité.
Macquarie s’est illustré par sa gestion calamiteuse de la plus grande société de distribution et de traitement d’eau du Royaume-Uni, Thames Water, rachetée en 2006. Un important épisode de pollution a été déploré entre 2012 et 2014 sur la Tamise en raison de rejets d’eau non traitée par l’entreprise, soupçonnée de l’avoir fait sciemment pour gonfler ses marges financières à un niveau très confortable (6). Condamné à 20 millions de livres d’amende, Macquarie a vendu la compagnie en 2017, avec une dette de 2 milliards d’euros. Après quoi la BBC a découvert que Thames Water avait emprunté des sommes colossales, via une filiale aux îles Caïmans, pour que Macquarie rembourse les montants empruntés pour acheter la compagnie des eaux. Autrement dit, la dette contractée par Macquarie pour acheter Thames Water avait été transférée à cette dernière et payée in fine par les usagers britanniques sur leur facture d’eau. Pendant que Macquarie empochait des marges importantes.
Le risque d’une bulle ?
Les Marseillais se souviennent d’un autre exemple, pioché dans l’organigramme du Cap 2022. Lone Star, fonds d’investissement texan spécialisé dans l’immobilier, représenté par son « senior advisor », Guillaume -Hannezo, au sein du Cap 2022, avait racheté en 2004 la rue de la République, en centre-ville, pour la vider de ses habitants avant de la revendre à Lehman Brothers. Les locaux commerciaux restent partiellement inoccupés quatorze ans plus tard, et l’ancienne rue populaire a perdu son âme.
« Il faut bien voir que les gérants, lorsqu’ils investissent dans l’infrastructure, restent des gérants, payés pour faire de la performance financière. Si les règles n’interdisent pas de faire de l’optimisation financière et fiscale, pourquoi s’en priveraient-ils ? » tranche Charles Dupont, président du fonds Schroder Aida, société d’investissement spécialisée dans les infrastructures (7).
On peut aussi compter sur les « investisseurs » pour quitter le navire lorsque les choses tournent mal. La surabondance de liquidités et l’appétit démesuré pour les réseaux publics font craindre la création d’une bulle, qui n’éclaterait pas sans conséquence pour les finances locales. Au Royaume-Uni, le numéro 2 du secteur de la construction a fait brusquement faillite en janvier, criblé de dettes. Employant 43 000 personnes, il gérait pour l’État 450 projets et missions de service public (repas scolaire, gestion des prisons, de casernes et d’hôpitaux) et devait construire la seconde ligne de train à grande vitesse du pays. Un choc, dans un pays précurseur de la délégation au privé des missions de service public. Et un avertissement que ne semble pas entendre celui qu’on appelle le « nouveau Thatcher ».
(1) Auteur du livre Les Candidats du système. Sociologie du conflit d’intérêts en politique (Le Bord de l’eau, 2017) et conseiller social du groupe France insoumise à l’Assemblée nationale.
(2) Mediapart, 9 mai 2018.
(3) Jean-François Cirelli, Les Échos, 1er avril2018.
(4) Mediapart, 9 mai 2018.
(5) Colloque de l’Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l’audiovisuel.
(6) Entre 15,5 % et 19 % de rendement, selon le consultant Martin Blaiklock, cité par la BBC.
(7) Journées des investisseurs 2017.
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