Justice climatique : Maurice et le lavandin souffrant de la soif
Agriculteur à la retraite, Maurice Feschet a constaté que la hausse des températures avait entraîné une baisse de 44 % en six ans des revenus de la ferme exploitée par son fils dans la Drôme. Avec dix autres familles d’autres pays, il porte plainte devant le Tribunal européen.
Le plaignant français, c’est lui, Maurice Feschet. Il est assis à côté de Marie Toussaint pour la conférence de presse qui se tient à Paris à 10 heures ce 24 mai, en même temps que dans d’autres pays d’Europe. Action « paneuropéenne », précise la présidente de Notre affaire à tous. Une première en matière de justice climatique : onze familles portent plainte devant le tribunal de justice européen _« pour avoir autorisé un niveau trop élevé d’émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 et d’ainsi ne pas avoir protégé les citoyen·ne·s du réchauffement climatique. » Et la famille française, c’est celle de Maurice. Agriculteurs dans la Drôme depuis cinq générations.
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« Moi je suis la quatrième », indique Maurice d’un ton bonhomme. Il porte une chemise bleue, sourit beaucoup. Les palmes du logo de Notre affaire à tous, qui s’affichent derrière, lui dresse comme une drôle de couronne autour de ses cheveux argent… « Mon fils, c’est la cinquième. Il a un fils de 3 ans, je ne sais pas s’il aura une suite à prendre : une ferme, ça ne se déplace pas. » Au pire, ça se quitte : combien de familles le réchauffement climatique a-t-il ainsi déjà chassées en Europe même ? Les déplacés climatiques ne sont pas tous originaires des Fidji…
Maurice est à la retraite. Il ne se bat pas pour lui. Mais pour ses enfants et petits-enfants. À l’Union européenne, il ne demande aucun dommage matériel : « Le réchauffement climatique, nous sommes tous responsables. Nous sommes bien conscients que, quand on achète un produit, on cautionne. Mais, s’il reste une petite chance de réparer…» À l’UE, il demande de « faire varier les prétentions climatiques avec une obligation de résultats ». « Un vœu pieu », souffle-t-il, en réalisant que son bras écorché saigne un peu sur la table blanche : « C’est en taillant mon rosier, s’excuse-t-il, la croûte s’est arrachée. »
+2,5° en 50 ans
Maurice n’est pas alarmiste : « La lavande est porteuse d’optimisme ! » Cette fleur bleue qu’il cultive à Grignan, « le comté le plus au nord de la Provence », véhicule un savoir-faire « qui a recouvert la planète ». Des parfums et des images de Sud, de vacances, de chaleur douce et un peu sucrée. Mais le lavandin de Maurice souffre. Et sa famille qui en vit aussi. « Beaucoup moins, bien sûr, que cette famille kényane dont la santé et l’accès à l’école sont mis en péril par les sécheresses. Ou cette famille portugaise qui a subi de plein fouet les feux qui ont brûlé la forêt dont elle s’occupe », se hâte d’ajouter Maurice en évoquant les autres cas qui fondent ce recours citoyen inédite dans l’Union (voir le détail dans le document en bas de page).
Mais la température a grimpé de 2,5° en 50 ans. « Chez nous, il y a d’anciens étangs, se souvient Maurice. Quand j’étais gosse, il y avait de l’eau tout l’hiver, avec des grenouilles et des poules d’eau. La nuit, ça nous réveillait tellement ça criait. Maintenant, il n’y a plus que quelques roseaux. Mais l’endroit a quand même été classé “zone protégée”, pour préserver des poules d’eau qui n’existent plus », siffle-t-il.
« Il n’y avait plus d’eau dans la terre »
La lavande n’a pas besoin de beaucoup d’eau, mais un peu quand même. « Elle craint soit le trop d’eau soit le manque d’eau. Une nuit dans l’eau elle crève, mais ça n’est pas un cactus ! » Elle subit la sécheresse. Les nouveaux règlements sur l’eau interdisent de puiser de l’eau de la rivière pour arroser les cultures, ni nettoyer les fossés ni brûler les roseaux. Récolter l’eau de pluie revient trop cher à de petites exploitations. Puiser dans le Rhône est en débat : « Des préfets s’y opposent, même à 0,1 % pour ne pas modifier l’écosystème. Mais les deux degrés de refroidissement des centrales nucléaires font plus de tort au Rhône que ce qu’on prélèverait pour arroser un peu. »
En attendant la lavande a soif. Les pluies brutales et diluviennes arrachent les pieds et ruissellent pour former des flaques en bas des vallons sans rentrer dans les sols et alimenter les nappes. La ferme fait 35 hectares. Son fils essaie d’en tirer 25 hectares de lavande tous les ans, « mais justement, il n’y arrive plus, soupire-t-il. Des problèmes sanitaires se greffent. Quand chacun multiplie ses plants, cela entraîne une dégénérescence. Depuis une vingtaine d’années, des associations ont fait des recherches sur des plants dits sains étudiés dans des serres protégées et bouturés dans les champs. » La pousse herbacée replantée n’est pas malade et elle s’enracine plus profondément, mais elle est plus fragile. « S’il fait trop sec, c’est aventureux. L’année dernière, il n’a pas plu de mai à novembre alors que normalement, chez nous, il pleut après le 15 août, date à laquelle la moindre pluie est profitable. À la fin de l’été dernier, il n’y avait plus d’eau dans la terre. »
Les plants sont moins résistants. Ceux qu’il plantait à ses débuts pouvaient tenir 23 ans. « Puis ils n’ont plus tenu que 18 ans, puis 16, puis 4… La première année, un plant ne donne pas. La deuxième, il donne à moitié. Si on doit l’arracher la troisième année, on perd beaucoup d’argent… » Maurice le sait bien, il a toujours tenue sa comptabilité. Maintenant, il tient celle de son fils. « Je note tout, c’est un peu une manie. Je sais très bien qu’en telle année j’avais tant de surface et j’ai récolté tant de fleurs. Quand j’ai fait l’inventaire, j’ai constaté qu’en six ans mon fils avait perdu 44 % de son revenu. » Le réchauffement climatique, il l’a constaté progressivement.
Des champs aux cosmétiques
Maurice s’est installé plus tôt que prévu. En 1969, il était en prépa d’agro quand son père est tombé malade. « J’ai dû arrêter mes études pour reprendre la ferme. Comme elle ne faisait que trois hectares, mon père avait un élevage de pintades pour compléter. Il n’y avait pas un sou en caisse. Je suis allé dans des salons professionnels. J’ai rencontré un Breton qui cherchait des éleveurs pour lancer un couvoir et élever des reproducteurs. On s’est entendu. » Les œufs furent sa première activité. Son premier gagne-pain. La ferme cultivait un peu de lavande, d’estragon, de marjolaine, de menthe… Maurice s’est endetté à faire hurler ses tantes – dans la famille, « ça ne se faisait pas d’emprunter ». Mais il a vite rabattu le caquet à tout le monde en faisant exploser les ventes d’œufs. En 1971, il a pu racheter la ferme de son oncle et s’agrandir. Il y avait 15 hectares de vignes. « Mais j’ai toujours beaucoup craint les traitements : quand le mistral se levait, on en bouffait autant que la vigne elle-même. J’ai tout rasé. Mon oncle, qui avait soigné ses vignes comme la prunelle de ses yeux, n’a pas compris. »
Maurice a développé la culture de lavandin, « un marché très instable ». Au début, il ne vendait que de l’essence qui revenait de la distillerie. Ensuite, avec sa femme, ils se sont mis à faire des flacons « à la pipette, même les sachets de lavande c’était devant la fenêtre du salon, artisanal… ». Ils les plaçaient en dépôt-vente dans une boutique sur l’ère d’autoroute d’Allan, « la plus rentable de France ». Ils ont trouvé des distributeurs à Paris. À Grasse, il a rencontré des parfumeurs. « Quatre gars qui travaillaient dans un garage. Ils m’ont tout appris. Ils m’ont fait des concentrés. » Et Maurice s’est lancé dans la cosmétique : savons, parfums d’ambiance, eaux de toilette, shampoings, bains moussants… « Ça m’a un peu dégoûté. On utilise un conservateur très toxique pour les cosmétiques. Soluble dans l’eau, il part dans les nappes ensuite. »
Lui et sa femme ont toujours travaillé comme des dingues. Leurs trois fils, embarqués dans le camion dès 4 heures du matin, ont pris le pli de bonne heure : « Un jour, Pierre-Marie – il avait 7 ans – m’a vendu quatre produits le temps que j’aille aux toilettes ! » Mais il ne leur souhaitait pas cette vie de labeur. De même qu’il a acheté tôt des machines pour éviter qu’ils ne vident des champs de pierre à la main et se retrouvent comme lui bloqués par une méchante hernie, qui l’oblige encore à s’asseoir droit sur des chaises dures plutôt que dans un canapé mou qui lui tend les bras.
L’agriculteur homme d’affaires
Maurice a les mains dans les fleurs mais la tête dans les affaires. C’est un entrepreneur. Les « jack pots » l’excitent. Et il sait se tirer de situations épineuses : il a fait affaires avec un escroc qui lui a soutiré pas mal de ses ventes. Mais il ne s’est jamais retourné contre lui, car le filou lui a « mis le pied à l’étrier » et lui a « appris le métier » en quelque sorte. « Commercial hors pair », il lui a dégoté tous ses clients de la Côte d’Azur qu’il a pu conserver ensuite. En 1981, il a dû arrêter ses deux élevages de poules pour aller « en tournée » vendre les produits de l’entreprise Lavandin de Grignan. « On employait 35 personnes à l’époque. Ma femme s’occupait de l’organisation du travail et du personnel, moi du commercial, de la compta, des nouveaux produits. Quand on a vendu, à la fin des années 1990, on a été remplacés par huit personnes ! »
Ils ont préféré vendre pour pouvoir aider leurs enfants. « Je les ai tous envoyés en Angleterre pour apprendre l’anglais. » C’est le cadet, Renaud, qui a repris la ferme, en 2003. La culture et la vente de fleurs, qu’il complète avec un nouvel élevage de poules, pour assurer un revenu mensuel. « Avec sa femme, ils me prennent pour un fou de me lancer dans ce recours devant le tribunal européen. Mais si on ne fait rien, on ne peut rien espérer. » Maurice a toujours eu une conscience écolo « par la force des choses : « La nature, si on veut qu’elle nous donne quelque chose, il faut la respecter. »
Et ses voisins providentiels
Son parcours est nourri de camaraderie. Dans un petit village, un gros employeur est rapidement vu comme « exploitant les gens ». Maurice ne voit pas en quoi : ses anciens salariés viennent encore souhaiter l’anniversaire de sa femme. Il part en vacances avec son ex-représentant. Son fils a conclu des marchés avec ses anciens concurrents. Et puis, il y a des voisins providentiels : un Suisse avait racheté une maison en ruine à côté de chez lui. Il l’a aidé à la reconstruire. Lui était dans le graphisme et la sérigraphie. Il lui a fait toutes ses étiquettes et ses emballages pour ses flacons et cosmétiques.
C’est aussi un voisin, Peter Knoepfle, professeur de droit de l’environnement, « auteur de deux livres important sur l’environnement », qui est à l’origine du recours citoyen devant l’Union. Peter Knoepfle avait été l’élève de Gerd Winter, professeur de droit allemand à qui il prêtait sa maison l’été. Tous les ans, Gerd Winter notait la baisse de rendement de la ferme de Maurice. Il s’est dit qu’il y avait quelque chose à tenter au niveau européen pour non respect des sols et des populations qui en vivent. « Il m’a incité à me rapprocher de l’ONG allemande Protect The Planet, qui finance l’action en justice. » Maurice a confié tous ses dossiers à l’organisation scientifique Think Tank Climate Analytics qui a rédigé des milliers de pages d’analyses sur les résultats de sa ferme. Une mine d’or, car il existe très peu de données en France sur les méfaits du changement climatique.
Maurice n’a pas encore rencontré les dix autres familles plaignantes. Il s’en réjouit, car il aime les rencontres. Il irait bien au Portugal ou en Roumanie leur rendre visite. Pour l’heure, il se prépare à se rendre à Bruxelles…
Une pétition de soutien aux familles a été lancée le 24 mai. Pour la signer c’est ici.