« Le black-blanc-beur est un black-blanc-leurre »
Dans un documentaire remarquable, Mustapha Kessous revient sur la victoire des Bleus en 1998. Un film sur les fractures de la société française et ce « rendez-vous manqué avec l’histoire ».
dans l’hebdo N° 1505 Acheter ce numéro
Dans l’été à venir, on célébrera le vingtième anniversaire de la victoire de l’équipe de France de foot en Coupe du monde. Cette célébration bénéficiera d’une aura particulière puisqu’elle se déploiera pendant la Coupe du monde disputée en Russie (entre le 14 juin et le 15 juillet).
Diffusé dans la case documentaire exigeante « Infrarouge » de France 2, France 98. Nous nous sommes tant aimés, de Mustapha Kessous, se distingue déjà avec des entretiens filmés sobrement, face caméra, refusant toute spectacularisation. Des entretiens auxquels s’ajoutent les images réalisées par Bernard Lama (gardien et numéro 2 des Bleus alors), muni de sa petite caméra, filmant les vestiaires, les journées au centre d’entraînement de Clairefontaine, les stages de préparation en montagne et au Maroc, ou encore les trajets en bus de l’équipe de France au fil des matchs. Ce n’est pas un film sur le foot, un retour en images sur la victoire des Bleus. Le journaliste (au Monde) et réalisateur a fait de cette épopée un film sociétal, qui va bien au-delà du sport.
Qu’on se souvienne : au lendemain de la finale d’un tournoi entamé dans une presque indifférence et qui s’est achevé avec deux millions de personnes sur les Champs-Élysées, il n’existe qu’une seule et même nation, unie. La France semble avoir vaincu ses haines et ses peurs. Vingt ans plus tard, « que reste-t-il de l’esprit France 98 ? », s’interroge Mustapha Kessous. On trouvera des réponses auprès de six intervenants principaux, tous sélectionnés dans le groupe France d’alors : Lionel Charbonnier, devenu éleveur de chevaux, Lilian Thuram, conférencier, Frank Lebœuf, comédien, Stéphane Guivarc’h, commercial, Bernard Lama, chef d’entreprise, et Emmanuel Petit, aujourd’hui consultant. Et de revenir d’abord au bac à sable, quand le ballon rond porte les rêves des uns et des autres (Thuram évoquant sa mère qui coupe la canne à sucre le matin et fait des ménages l’après-midi ; Petit marqué par l’arrachement familial).
S’il pointe l’intimité des joueurs dans une équipe bâtie par un fils d’ouvrier du Forez, Aimé Jacquet, leurs sacrifices, les frustrations, l’école de l’humilité (chez les remplaçants), l’esprit de mission et de camaraderie sincère, les frissons et les émotions s’accroissant au fil de l’aventure, une communion où chacun arrive avec son caractère et ses racines, Mustapha Kessous souligne d’abord la diversité des origines et des trajectoires. « Black-blanc-beur », l’équipe de France l’a toujours été. C’est le premier enseignement de ce film.
« Ce mythe a été créé de toutes pièces par certains médias et les politiques », juge Emmanuel Petit. Pour Lilian Thuram, « cela a été un moment essentiel dans le questionnement de ce que nous sommes, nous, Français. L’équipe de France est composée de joueurs de couleurs différentes, de religions différentes. Pouvons-nous aussi l’accepter au sein de notre société et dans d’autres choses que le sport ? »
Après avoir réalisé un film articulé autour des Français d’origine maghrébine en butte au harcèlement de la police, après un documentaire sur les homicides commis par les forces de l’ordre (programmé pour la rentrée sur France 3), Mustapha Kessous poursuit ainsi un travail en profondeur sur l’identité et le racisme.
Le choix de traiter la Coupe du monde 1998 au prisme politique et sociétal était-il votre projet de départ ou bien s’est-il imposé au fil des entretiens ?
Mustapha Kessous : C’était le postulat de départ, affiché dès les premières lignes de ma note d’intention : des champions du monde nous racontent leur victoire avec une lecture politique et sociétale. Nous vivons dans un pays où l’on aime faire parler les experts. Du coup, on a des experts en tout. Il m’a semblé naturel d’évoquer cette victoire avec ceux qui l’ont vécue. D’autant que, ces deux dernières décennies, on a beaucoup parlé à leur place. Peut-être qu’ils n’ont pas voulu s’exprimer, ou qu’on ne le leur a pas demandé ; peut-être l’ont-ils fait mais qu’on ne les a pas entendus : il n’empêche, je voulais leur vision des choses. Parce que ce ne sont plus de jeunes joueurs : ils sont devenus des hommes accomplis. Ils ont la maturité, sinon la sagesse, pour raconter leur histoire. Et puis nous avons grandi avec eux, suivi leur carrière, leur retraite, ce sont comme des proches de la famille. Si eux ne nous connaissent pas, nous, nous les connaissons !
Votre film évoque également un rendez-vous avec l’histoire…
De fait, l’histoire contemporaine m’intéresse. Sans remonter à la guerre d’Algérie, « 98 » est un rendez-vous manqué avec l’histoire. Comme l’a été la Marche pour l’égalité de 1983, où une partie de la population, véritablement issue de l’immigration, était descendue dans la rue pour dire sa volonté d’être française, désireuse de participer à l’effort national, et qui tendait la main. Cette volonté de construire quelque chose ensemble, malheureusement, n’a pas eu d’effet. Quinze ans plus tard, « 98 » a été une deuxième chance, avec la possibilité de reconstruire une société sur des bases solides.
Le message de l’équipe de France s’approchait clairement de la devise de notre pays. Si l’on avait bâti quelque chose sur cette dynamique, on vivrait peut-être dans une autre société. Nous avons trop apposé nos névroses politiques et sociétales sur l’équipe de France. Il y a une telle carence des politiques qu’on a placé énormément d’espoir sur une équipe de foot, précisément parce qu’elle ressemblait au pays, qu’elle portait en elle un message de générosité.
Dès 1996, Jean-Marie Le Pen cible les Bleus. « Je trouve que c’est tout de même un peu artificiel, dit-il, de faire venir des joueurs de l’étranger et de les baptiser équipe de France. » Vingt ans plus tard, ce point de vue est encore partagé…
Et il y a sûrement des gens qui pensent encore que la Guyane est une île d’Afrique ou d’Amérique du Sud ! Malheureusement, certains joueurs revêtant pourtant la tunique bleue ne sont pas considérés comme français à cause d’une couleur de peau qui les renvoie à quelque chose de lointain. Le Pen avait compris tout l’intérêt politique qu’il pouvait tirer d’une attaque de cette équipe. Il avait senti que cette sélection représentait véritablement la France, métissée et multiculturelle et ça dérangeait. C’est ce qui fait dire à Lilian Thuram qu’il existe « encore des gens qui comptent le nombre de joueurs de couleur devant leur écran de télé ».
De Lilian Thuram à Frank Lebœuf, les joueurs pointent chacun une récupération politique de la victoire du 12 juillet, voire un outil de propagande…
Sport et politique sont liés depuis l’Antiquité. Quand la France gagne, c’est tout bénef pour les politiques. En 1998, les cotes de popularité de Jacques Chirac et de Lionel Jospin étaient au plus haut. Ce n’est pas un hasard s’ils se glissaient dans les vestiaires après chaque victoire, comme le montrent les images de Bernard Lama. Ils avaient besoin de l’aura dont jouissait cette équipe, que son succès rejaillisse sur eux. Ils sont donc là quand la France gagne, et la démontent quand elle perd.
Mais cette équipe « black-blanc-beur » n’a-t-elle pas été un message d’espoir éphémère, comme l’affirme Emmanuel Petit dans votre documentaire ?
C’est tout le symbole de cette récupération. Le « black-blanc-beur », pour moi, est un « black-blanc-leurre », parce qu’on ne peut réduire l’équipe de France à une couleur de peau. Les Bleus ont gagné non pas parce qu’il y avait des Blancs ou des Noirs, mais parce qu’ils possédaient un idéal commun et partageaient un rêve de gosse, celui de remporter un Mondial. Quand on y pense, c’est un peu fou comme ambition…
Toutes les frustrations de la société se sont ainsi matérialisées dans France 98. Des personnes se sont identifiées à cette équipe, car elles se sont aperçues, à travers le parcours des joueurs, qu’il y avait là une capacité à s’émanciper, à s’affranchir de ses origines, de ses racines. Mais le foot ne peut être qu’un sparadrap, comme le dit encore Petit, et ne peut guérir totalement les maux d’une société. D’ailleurs, Bernard Lama relativise la victoire en rappelant que les Bleus n’ont fait que gagner une coupe du monde.
Au reste, les joueurs soulignent eux-mêmes l’importance des origines et des différences, qui ont fait la richesse de cette fameuse équipe. Celle de Christian Karembeu n’est pas banale…
En effet. Comme le révèle Bernard Lama, il aurait même pu quitter le groupe France avant le début du Mondial, quand il a découvert que ses arrière-grands-parents kanaks avaient été exhibés comme des cannibales lors de l’Exposition coloniale, à la porte Dorée, en 1931. Il était d’autant plus en colère qu’il n’était pas titulaire au début du tournoi, alors qu’il venait de gagner la Ligue des champions avec le Real Madrid.
On constate ainsi que les parcours individuels croisent la grande histoire de France. C’est ce que montre le film : ces joueurs sont inscrits dans un récit national. Karembeu en est le symbole. Près de soixante-dix ans après que ses arrière-grands-parents ont été exhibés, il remporte la Coupe du monde sous le maillot tricolore. C’est beau, c’est puissant.
Six anciens Bleus interviennent dans votre documentaire. Pourquoi eux ? Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour réaliser ce film ?
Ce n’est pas une question de nombre de joueurs. Ces six témoins sont probablement ceux qui sont les plus libres – et ils n’ont sans doute pas envie qu’on les enferme dans une communication officielle de France 98.
Fin 2016, les joueurs ont décidé de réaliser un documentaire tous ensemble sur une autre chaîne, alors même que je leur avais proposé mon projet bien avant. Moi, j’ai commencé à travailler sur un film à l’été 2015. Par la suite, des cadres de France 98 leur ont donné la consigne de ne pas me répondre, et de ne pas parler à d’autres médias que la chaîne officielle partenaire des Bleus [TF1, NDLR]. C’est comme ça et, dans une certaine mesure, je peux le comprendre. Pourtant, certains ont tout de même accepté de s’entretenir avec moi. Ce que je retiens, c’est la liberté de pensée de ces six intervenants.
Le résultat est un film au présent, nourri par les images inédites tournées par Bernard Lama. Mais il n’y a pas une seule archive des rencontres, sinon des photographies et des sons radio. Pourquoi ?
J’ai eu la chance d’avoir les images incroyables de Bernard Lama, qui nous permettent de nous téléporter vingt ans en arrière et de montrer des choses inédites. C’est un peu « les yeux d’un Bleu dans les Bleus », pour paraphraser le titre du fameux documentaire Les Yeux dans les Bleus. J’ai voulu que l’on revive ces moments comme si on y était : c’est ce qu’on appelle en poésie une hypotypose.
Ce n’est pas un documentaire de sport, je ne voulais pas dénaturer les images de Lama avec celles de buts vues et revues filmées par des professionnels. D’autant que les images d’archives coûtent cher : une minute de Coupe du monde, c’est 12 000 euros pour trois années d’exploitation ! Imaginez le budget quand on utilise une dizaine de buts… C’est un film intimiste qui entend raconter une épopée qui a bouleversé notre histoire contemporaine.
France 98. Nous nous sommes tant aimés, mardi 5 juin, à 22 h 35, sur France 2 (1 h 15).