Le combat des Kanaks pour l’égalité
Les Calédoniens seront consultés en novembre sur l’indépendance. Mais le véritable enjeu demeure l’allégement du passif colonial.
dans l’hebdo N° 1504 Acheter ce numéro
La France aurait-elle fini par apprendre des sanglants soubresauts de son histoire coloniale ? Permettra-t-elle enfin à l’un de ses territoires d’outre-mer d’accéder sinon à l’indépendance, du moins à une large autonomie – au sein de la République – en reconnaissant les spécificités, la culture et la langue des anciens indigènes, les Kanaks ?
On aurait tort de considérer la Nouvelle-Calédonie, française depuis 1853, comme un de confetti lointain d’un empire réduit à peau de chagrin. Elle constitue un atout géopolitique important pour Paris, de par une vaste surface océanique et une présence dans l’océan Pacifique, avec la Polynésie et Wallis-et-Futuna. Elle permet surtout à Emmanuel Macron de justifier l’inclusion de la France dans un « axe indo-pacifique », aux côtés de l’Inde, où il a été reçu en mars, et de l’Australie, qu’il a gratifiée de la première visite officielle d’un président français ; c’était, symbole important, juste avant son arrivée à Nouméa, le 3 mai.
On se souvient des violences, voire de la quasi-guerre civile, qui embrasèrent le « Caillou » à partir de 1984, pour atteindre leur paroxysme en mai 1988, avec l’assaut ordonné par le gouvernement Chirac sur la grotte d’Ouvéa, où des militants armés kanaks du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) retenaient des gendarmes. Bilan : 19 militants kanaks et deux gendarmes tués, le 5 mai 1988.
François Mitterrand réélu, Michel Rocard, Premier ministre, met immédiatement en place une négociation entre les deux parties, Jean-Marie Tjibaou, leader du FLNKS, et Jacques Lafleur, dirigeant des Caldoches européens. Alors que la Nouvelle-Calédonie figure depuis 1986 sur la liste de l’ONU des territoires restant à décoloniser (comme la Polynésie y est de nouveau depuis 2013, lire pages suivantes), l’indépendance est repoussée, dans les accords de Matignon, à un référendum futur, mais les Kanaks gagnent une reconnaissance de leurs souffrances passées et de leur culture, et obtiennent, à terme, de gérer une partie des collectivités locales, avant un référendum d’autodétermination. Certains ultras kanaks crient à la trahison de la part de Tjibaou, dont Djubelly Wéa, qui l’assassine le 4 mai 1989, un an après la tragédie d’Ouvéa, lors de la cérémonie de levée de deuil des morts kanaks causés par l’assaut de l’armée française sur la commune de Fayaoué.
Aucun président de la République n’avait jamais foulé ce sol empli de mémoire et de deuils. Le 5 mai, après avoir déposé une gerbe au monument dédié aux deux gendarmes tués dans la grotte, Emmanuel Macron s’est finalement abstenu du même geste au mémorial des 19 militants du FLNKS tués, car deux des familles de ces derniers le refusaient. Mais il a consacré un long moment à la rencontre avec les chefs coutumiers et les parents des militants morts qui le souhaitaient, saluant – au bras de Marie-Claude Tjibaou, veuve du leader indépendantiste – le « lent travail patient et difficultueux de réconciliation inédite et de pardon des familles qui a été entrepris depuis ». Face à lui, aucun drapeau tricolore, seulement des drapeaux kanaks, de nombreux chefs des tribus ayant même revêtu ce drapeau comme pagne.
Trouble jeu
Si Emmanuel Macron, avec ce voyage, semble vouloir cicatriser et dépasser les plaies des batailles passées, c’est que l’île et tout l’archipel demeurent marqués par une histoire violente et coloniale, prolongée par des inégalités entre communautés qui perdurent fortement aujourd’hui. Jusqu’au début des années 1960, c’est le droit colonial et son régime d’inégalité juridique qui régnaient. Les inégalités sociales, elles, ont persisté plus longtemps. Les Kanaks indépendantistes se sont organisés en créant le FLNKS à la fin des années 1970, mais il aura fallu les affrontements parfois violents des années 1980 pour que la nécessité de changements dans la répartition des richesses et des responsabilités se fasse sentir, surtout auprès du gouvernement Rocard.
La France peut, à tout le moins, être accusée d’un jeu trouble, voire double, puisque l’archipel constitue un atout géopolitique certain, qu’elle n’est pas prête à lâcher facilement. Cependant, en 1998, dix ans après les accords de Matignon, l’État amène indépendantistes kanaks et loyalistes caldoches à signer les accords de Nouméa, prévoyant en particulier la tenue d’un référendum d’autodétermination avant la fin 2018. Indice que la France a pris la mesure d’une situation économique et sociale héritée du système colonial, les efforts de rééquilibrage se sont intensifiés, bien que les inégalités, le chômage et la précarité continuent de frapper les Kanaks plus durement que les autres communautés résidentes de l’archipel.
Il reste que la Nouvelle-Calédonie, ou la Kanaky, selon le camp où l’on se place, va se trouver à la croisée des chemins le 4 novembre prochain, avec un référendum posant la question de la souveraineté et de l’indépendance éventuelles de l’archipel. Sarah Mohamed-Gaillard, maître de conférences à l’Inalco et historienne spécialiste de la politique de la France dans le Pacifique Sud, souligne combien « la notion d’indépendance a évolué depuis les événements des années 1980 : ce qui se joue aujourd’hui, avec ce référendum, mais surtout à l’heure de la mondialisation, c’est davantage la place de l’archipel au sein de son environnement géographique que la stricte indépendance telle que la rêvaient les militants du FLNKS il y a trente ans, peut-être, plus précisément, le type de relation éventuelle avec la France ». Et la chercheuse de citer le mot déjà ancien de Jean-Marie Tjibaou, qui affirmait dès les années 1980 : « Être souverain, c’est choisir ses partenaires »…
La question de ce référendum d’autodétermination apparaît donc quelque peu biaisée, du moins chronologiquement décalée, puisque nombre de Kanaks ont évolué dans leur rapport à la France, jadis vue comme une puissance coloniale pure et dure, oppressante et impérialiste, alors qu’ils vivent aujourd’hui dans un monde où l’éventuelle Kanaky ne saurait « être indépendante à 100 %, dans un espace indo-pacifique où les États-Unis, la Chine, le Japon, mais aussi l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande pèsent tous d’un poids économique certain ».
Et Sarah Mohamed-Gaillard d’ajouter : « Les Kanaks ont Internet, comme tout le monde, et savent parfaitement dans quel monde ils vivent. La Nouvelle-Calédonie n’est pas indépendante, par exemple, sur le plan agroalimentaire [moins de 20 % des besoins sont couverts localement, NDLR], et les importations d’Australie et de Nouvelle-Zélande, mais aussi de Chine, comptent pour une part importante dans son économie. »
La mosaïque des origines et des communautés ethniques dans l’archipel révèle une société multiple et complexe. Les Kanaks représentent à peine 40 % de sa population et sont de moins en moins homogènes politiquement. Certains demeurent fidèles à l’idéal ancien d’une « indépendance kanak et socialiste », mais vieillissent. Les plus jeunes, en dépit de la précarité et de la marginalisation sociale, doutent de la possibilité d’un repli sur soi et savent comment d’autres entités décolonisées, telles les îles Vanuatu voisines, dont beaucoup de ressortissants sont venus s’installer en Nouvelle-Calédonie, ont plongé dans un sous-développement chronique dès leur indépendance.
Sarah Mohamed-Gaillard constate que « bon nombre d’indépendantistes kanaks demandent aujourd’hui à rester partenaires de la France : tout en insistant sur la revendication d’une pleine et entière reconnaissance de leur identité, de leur histoire et de leur dignité, ils savent qu’ils ne peuvent être seuls. Et que la France fait partie des partenaires possibles ! »
Le « non » majoritaire
Du côté caldoche (46 % de la population), au-delà des ultras pro-français, une partie de plus en plus importante, peut-être majoritaire, penche pour une Nouvelle-Calédonie devenant une « petite patrie au sein de la grande nation française ». Dans une autonomie aux compétences importantes et une cogestion avec des collectivités territoriales élues comme, depuis 1998, la province Nord et ses riches mines de nickel, gérées par les Kanaks.
À côté des deux principales communautés, cohabitent de nombreux groupes aux origines diverses : Wallisiens, Tahitiens, Vietnamiens, Indonésiens, Ni-Vanuatu, etc. Beaucoup sont sans aucun doute opposés à l’indépendance et craignent que l’éloignement de la France soit synonyme de pauvreté endémique. Les derniers sondages donnent d’ailleurs quelque 59 % de « non » à la question sur l’indépendance…
Si les Kanaks ont sans aucun doute, selon Sarah Mohamed-Gaillard, « fait plus d’efforts en direction des autres communautés, l’enjeu principal semble aujourd’hui celui de se reconnaître tous Calédoniens dans un destin commun, au-delà des inégalités existantes et du poids de l’histoire coloniale ». Aussi, le plus long chemin à parcourir, en dépit de l’éventuel résultat du référendum, est peut-être côté caldoche. Comme l’écrivait récemment l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau (1), fort de son expérience de l’histoire des départements d’outre-mer caribéens : « On [a tenté] de décoloniser les colonisés, mais on n’a pas décolonisé les colonisateurs ! »
(1) Osons la fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants, collectif, éd. Philippe Rey.