Les Irlandais votent sur l’IVG
L’Assemblée des citoyens, une expérience innovante de démocratie délibérative, a poussé à la tenue, le 25 mai, d’un référendum sur l’avortement, toujours illégal sur l’île, bousculant les conservateurs.
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Ça ne semblait être qu’un prétexte pour repousser l’épineuse question, botter en touche en attendant que les esprits se calment. Mais l’Assemblée des citoyens, une réunion de 99 Irlandais choisis aléatoirement en octobre 2016, a eu l’effet inverse, et son rapport a accéléré l’avènement du tant attendu référendum sur l’avortement. Jusqu’ici, les conservateurs irlandais préservaient tant bien que mal le 8e amendement de la Constitution, qui avait introduit « le droit à la vie » de la mère et de l’enfant non né. Le 25 mai, il pourrait être aboli si les électeurs autorisent l’Oireachtas (le Parlement irlandais) à revoir la législation interdisant l’avortement.
Ce 8e amendement, instauré par référendum en 1983, interdit tout recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), à moins que la vie de la femme ne soit en danger. En 2013, après plusieurs scandales, le législateur avait établi que le risque de suicide entrait dans cette catégorie, et conditionné l’intervention à l’avis positif de trois médecins, dont deux psychiatres. Non seulement l’IVG reste illégale dans tous les autres cas de figure, mais elle est passible de quatorze ans de prison.
En 2012, le décès de Savita Halappanavar, une Indienne de 31 ans à qui un hôpital de Galway avait refusé une IVG alors qu’elle faisait une fausse couche, avait provoqué de vives réactions dans le pays et à l’étranger. Avant cela, en 2010, la législation irlandaise avait été épinglée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). La pression des associations pro-avortement, des institutions internationales et des manifestations citoyennes a conduit le gouvernement a créer l’Assemblée des citoyens en octobre 2016. Des personnes « globalement représentatives (1) » de l’électorat se sont réunies au cours de douze week-ends au Grand Hotel, sur la côte Est du comté de Dublin. Ils ont été sélectionnés par la société de sondage REDC Research and Marketing, en fonction de leur catégorie socioprofessionnelle, âge, genre et situation géographique, aucun d’entre eux ne devant avoir milité dans des organisations liées aux sujets traités.
Jusqu’au mois de mars dernier, cette assemblée a étudié cinq thèmes : l’avortement, le vieillissement de la population, l’organisation des référendums, la dissolution du Parlement et le changement climatique. Ce n’est pas un hasard si le premier thème abordé a été l’IVG. « C’est un sujet très polémique, soumis à de vifs débats du fait de la longue influence de l’Église catholique sur la société irlandaise », explique Clodagh Harris, enseignante-chercheuse à l’université de Cork. L’assemblée est entrée directement dans le vif du sujet, et ses recommandations, publiées en juin 2017, ont surpris l’opinion. « En effet, le résultat peut paraître très progressiste en Irlande, surtout pour quelqu’un qui n’a pas suivi les débats », commente David Farrell, enseignant-chercheur et principal promoteur des expériences de démocratie délibérative sur l’île. En effet, 64 % des membres ont voté pour la légalisation sans restriction, et 87 % pour que le 8e amendement soit « modifié » (sans précisions sur la nature de ces modifications). « Mais, plus surprenant, 72 % ont considéré qu’il fallait légaliser l’IVG pour des raisons socio-économiques, ce qui est loin d’être banal ici », commente Clodagh Harris.
Selon les deux spécialistes, la forme de l’assemblée explique ces résultats. La démocratie délibérative consiste à promouvoir la participation politique de citoyens, après les avoir informés des enjeux du sujet traité. « Le système est fondé sur le principe de l’inclusion : toutes les opinions doivent être entendues et les expériences échangées, précise Clodagh Harris. Mais aussi sur le principe de la participation : les personnes doivent avoir une voix dans les décisions qui affectent leur vie. »
Une multitude de spécialistes ont défilé devant l’assemblée : professeurs de droit et de philosophie, psychiatres, obstétriciens, gynécologues, éducateurs spécialisés… L’assemblée a écouté les témoignages de six femmes ayant avorté. Dix-sept organisations militantes, dont l’Église catholique d’Irlande, « les Docteurs pour le choix », « les Docteurs pour la vie », « Chaque vie compte » ou encore Amnesty International, se sont exprimées sur l’estrade. Chaque présentation a été suivie d’une discussion entre les membres de l’assemblée.
Une fois le rapport rendu, le gouvernement centriste de Leo Varadkar a nommé un comité parlementaire, lequel a proposé la tenue d’un référendum. Le processus s’est alors enclenché. « L’Assemblé des citoyens a joué un rôle important vis-à-vis des élites politiques. Par exemple, notre Premier ministre, Leo Varadkar, a concédé qu’il avait changé d’opinion après les discussions », indique David Farrell. Rita Harrold, militante au Parti solidaire (gauche) et membre de Rosa, collectif pro-choix, contre le sexisme et l’austérité, confirme : « Ce format a permis aux indécis de vraiment s’approprier le sujet, de voir la réalité en face. » Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2015, 3 451 femmes ont donné une adresse irlandaise au service d’avortement du Royaume-Uni (2). Une donnée en baisse, mais qui peut s’expliquer par la hausse de l’utilisation de pilules abortives, acquises illégalement via Internet.
Dès la parution du rapport, les anti-avortement ont critiqué le processus : non-représentation de certains comtés, manque d’équilibre entre les intervenants, experts non objectifs… Allégations écartées sans trop de difficultés par la présidente de l’assemblée, Mary Laffoy, ancienne juge à la Cour suprême d’Irlande, la plus haute juridiction du pays. L’embarras est plus grand en février 2018, lorsqu’un audit de la compagnie REDC révèle que sept participants ont été sélectionnés dans l’entourage d’un employé. Ceux-ci n’ayant participé qu’à une seule réunion, en janvier 2018, la présidente déniera tout impact sur les recommandations en faveur de l’IVG, concédant à la presse qu’elle était « bien évidemment très déçue après cet incident isolé ». On n’est pas passé loin du scandale.
Cette expérience de démocratie délibérative n’est pas une première sur l’île de la Guinness. La Convention sur la Constitution, réunissant en 2012 des citoyens tirés au sort et des députés, avait abouti au référendum sur le mariage des homosexuels, en 2015, approuvé à 62 % des voix. Le contexte était alors différent : « Cette idée venait davantage d’un désir affiché par tous les partis politiques de donner plus de place aux citoyens après la grave crise économique de 2008 », explique David Farrell. Et, si des députés y participaient, c’est que « le sujet était moins sensible pour eux ».
Mais ces expériences n’ont pas encore la même notoriété que la fameuse bière noire ! L’Assemblée des citoyens n’est apparue dans la lumière qu’au moment des discussions sur l’IVG, pour retourner dans l’ombre au moment de plancher sur le réchauffement climatique. De plus, ses recommandations restent conditionnées au bon vouloir de l’exécutif. « Il y a peu de chances que le rapport sur le climat ait un réel impact dans l’immédiat, au vu de la position du gouvernement », confie Jan O’Sullivan, ancienne ministre, députée du Labour à la Commission sur l’avortement. Il faut dire que l’Assemblée citoyenne propose une augmentation de la taxe sur le carbone, des aides à l’agriculture biologique, une taxe sur les émissions de gaz à effet de serre d’origine agricole, alors que l’Irlande est à la traîne pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris.
Pour la chercheuse Clodagh Harris, ces assemblées délibératives restent un bon outil pour informer les citoyens avant un référendum. Si le oui l’emporte nettement et que la législation sur l’IVG est assouplie, l’Irlande confirmera que l’Assemblée des citoyens est une importante innovation démocratique.
(1) Selon la résolution du Parlement instituant l’Assemblée des citoyens.
(2) Selon un rapport du ministère de la Santé du Royaume-Uni, paru en 2016, Statistiques de l’avortement._