Les multiples vies d’Attac

L’association, qui fête ses 20 ans, et le mouvement altermondialiste dans son ensemble se sont progressivement convertis à l’action directe non-violente et à la désobéissance civique.

Erwan Manac'h  et  Quentin Bleuzen  • 30 mai 2018 abonnés
Les multiples vies d’Attac
© photo : Une action dans l’Apple Store de Paris Opéra, le 7 avril 2018.Eric FEFERBERG/AFP

C’est l’effervescence au siège d’Attac. Ça découpe, peint, visse, dessine, agrafe, au milieu de l’impasse Villa-du-Moulin-Dagobert, dans le XIe arrondissement de Paris, où se tient un atelier de préparation de la Marée populaire. Pots de peinture, banderoles et pinceaux côtoient ordinateurs, livres et paperasse. « C’est un peu tout le temps le bordel, mais là, c’est particulier », reconnaît Alexis Chaussalet, salarié en charge de la communication. En plus d’organiser la manifestation du 26 mai, réunissant des dizaines de syndicats, partis et associations, et de construire deux chars pour le cortège parisien, l’association doit préparer l’événement de ses 20 ans, prévu le 2 juin à Paris, son université d’été et un rendez-vous européen, le 15 septembre, date anniversaire de la faillite de Lehman Brothers et de l’éclatement de la crise financière.

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Dans un environnement politique morose, avec une gauche éclatée façon puzzle, Attac cultive ce bouillonnement permanent. Suivant la ligne de conduite imaginée depuis sa création : un pied dans l’expertise économique, l’autre dans l’action, et une position centrale au carrefour des gauches qui lui permet une recherche constante de convergences. « Nous avons toujours considéré que nous marchions sur deux jambes : l’action citoyenne et l’élaboration d’un contre-discours au “there is no alternative” [il n’y a pas d’alternative] à travers notre conseil scientifique », expose Dominique Plihon, économiste, porte-parole d’Attac et chroniqueur régulier à Politis._

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Depuis 2015, l’association a néanmoins pris un virage majeur, en choisissant l’action directe non-violente et la désobéissance civique. Ses militants soignent la mise en scène de leurs actions, surgissent déguisés dans des agences bancaires, lancent des ultimatums aux grandes banques systémiques et utilisent les tribunaux comme autant de tribunes. Parmi ses coups d’éclat récents, Attac a été poursuivie en février par Apple, qui tentait de mettre fin aux manifestations devant et dans les boutiques de la marque à la pomme. Un non-lieu a été prononcé et le juge des référés a reconnu la légitimité d’Attac à agir ainsi, pour l’intérêt général.

Attac, partenaire intellectuel de Politis

Lorsque je relis ce que nous écrivions, Thierry Brun et moi-même, dans le numéro de Politis qui rendait compte de la création d’Attac, j’y vois une grande espérance et quelques illusions (1). La grande espérance n’a pas été déçue, au contraire. Attac est allé bien au-delà de sa vocation initiale.

Personne, certes, n’a encore « désarmé les marchés », pour reprendre les termes de l’appel d’Ignacio Ramonet dans Le Monde Diplo de décembre 1997, mais Attac a fortement contribué, par sa contre-expertise, à ouvrir une brèche dans l’hégémonie du discours libéral. Partant du combat pour cette taxe sur les transactions financières imaginée par James Tobin, l’association a rapidement élargi son champ, intervenant sur tous les fronts et usant de toutes les armes de la pédagogie, par le verbe et par l’action.

Enfin, et ce n’est pas la moindre de ses vertus, Attac a immédiatement été un lieu fédérateur susceptible de réunir tous les courants de la gauche et du mouvement social. C’est notamment ce qui a conduit Politis – Bernard Langlois, Jean-Pierre Beauvais et moi-même – à être de la toute première réunion préparatoire. Et la plupart des économistes qui alimentent aujourd’hui notre chronique « À contre-­courant » sont membres du comité scientifique d’Attac, scellant avec notre journal un partenariat intellectuel.

Mais je dois aussi parler de nos illusions. J’écrivais à l’époque que l’objectif d’une taxe sur les transactions financières était assez modeste, « pour que la social-démocratie européenne, qui a électoralement le vent en poupe [eh oui !],ne puisse pas l’écarter d’un revers de main ». Hélas, dans son inexorable dérive libérale, la social-démocratie européenne ne s’est pas gênée pour « écarter d’un revers de main », ou édulcorer, la fameuse taxe. Si bien que, vingt ans après, l’objectif demeure.

Denis Sieffert

(1) Politis n° 500, 11 juin 1998.

« Je préfère ça aux ciné-débats », concède Charlotte, adhérente arrivée après la COP 21, en 2015, avec le vent de jeunesse qui souffle sur l’organisation. C’est aussi cette énergie qui a attiré Arthur, membre depuis six mois du comité action : « Je n’ai pas trouvé le même dynamisme dans des structures comme la France insoumise ou WWF. Il n’y avait pas cette dimension “action coup de poing”. »

Les actions d’Attac ont contribué à replacer dans la lumière une association dont les tumultes et les nombreux visages sont symboliques du mouvement altermondialiste. Attac est née en 1998 pour répondre à une soif d’unité dans toutes les composantes de ce qui ne s’appelait pas encore le mouvement altermondialiste. Suivant l’appel d’Ignacio Ramonet dans un édito paru en décembre 1997 dans le Monde diplomatique, plusieurs organisations et associations, dont Politis, se regroupent autour d’une idée simple, la « taxe Tobin », rapidement rebaptisée « taxation des transactions financières (1) ». Le succès dépasse largement les espérances des initiateurs du texte. Attac attire l’attention médiatique et enregistre des adhésions en cascade : 5 000 en six mois, 10 000 en un an et presque 30 000 en quatre ans (2). « Elle propose à la fois de résister et de construire, en passant d’un antimondialisme à un altermondialisme », note le sociologue Jean-Louis Laville. Elle met un nom et des visages sur une prise de conscience grandissante des risques liés à la mondialisation libérale, au rythme des crises monétaires et financières qui ponctuent les années 1990.

La France vient également de connaître les grandes grèves de 1995, qui font éclore un mouvement antilibéral nouveau, et la « gauche plurielle » a accédé au pouvoir. « À l’époque, Attac est le point de mire du mouvement altermondialiste. Elle est seule », se souvient Josiane, militante du Morbihan. « Sa spécificité est d’avoir initié une démarche d’éducation populaire sur des questions économiques qui étaient considérées comme réservées à des experts », note aussi Irène Pereira, sociologue des mouvements sociaux.

En 2001, lorsque le premier Forum social mondial se tient à Porto Alegre (Brésil), l’association a essaimé dans le monde entier. Mais cet apogée sera de courte durée, et c’est paradoxalement au lendemain d’une première victoire historique pour le mouvement altermondialiste – l’échec des négociations du Gatt sur le libre-échange à Seattle – qu’une page semble se tourner. Les attentats du 11 septembre 2001, le spectre de l’extrême droite et l’émergence de Nicolas Sarkozy en 2002 ainsi que le débat sur les signes religieux en 2005 installent la question identitaire au premier plan dans l’Hexagone et tendent à éclipser Attac et sa lecture sociale et économique. L’euphorie laisse place aux divergences stratégiques. Les adhésions stagnent puis déclinent entre 2005 et 2006.

De même, c’est encore au lendemain d’une victoire historique pour Attac que l’association s’enfonce dans une crise interne qui aurait pu lui être fatale. Un an après la victoire du « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen, dont Attac peut s’attribuer une partie du mérite, deux lignes s’affrontent. La présidence sortante, tenue par des proches du cofondateur et architecte du mouvement Bernard Cassen, journaliste et universitaire, ancien directeur du Monde diplomatique et premier président d’Attac, veut transformer l’association en parti. Ceux-là seront écartés par la base, davantage autogestionnaire et « citoyenne », qui aspire à une gouvernance plus démocratique. Une présomption de fraude électorale au bénéfice de la présidence sortante conduira les deux camps à s’expliquer au tribunal, l’affaire se concluant par un non-lieu en août 2009, faute de preuves. Un vote est reconvoqué et écarte la présidence sortante. La crise s’achève sur une image catastrophique, et l’association voit ses effectifs fondre de 30 000 adhérents en 2006 à près de 5 000.

L’ancrage local survit néanmoins et Attac continue de vivre au rythme des réunions publiques, des festivals de cinéma et des campagnes d’interpellation. L’association se démocratise en donnant plus de pouvoir à sa centaine de comités locaux, qui peuvent avoir leur propre organisation et des projets de leur côté, et se choisit une gouvernance collective, sans président·e, mais avec plusieurs porte-parole.

L’époque aussi a changé. « Le travail d’explication passe moins bien auprès des jeunes depuis qu’il y a d’autres moyens d’information comme Internet. Les conférences-débats, ça fait suer les plus jeunes », note Josiane. Attac n’échappe pas aux critiques touchant la plupart des organisations militantes. « Elle traite surtout de sujets intellos, et moins de questions concrètes, comme la situation des jeunes des quartiers populaires », admet Youlie Yamamoto, membre de l’association (voir son portrait ici). De fait, ce côté « intello » ne plaît pas à tout le monde. C’est le cas d’une adhérente active du comité local de Montrouge, au début des années 2000. Elle le quitte au bout d’un an et demi avec _« l’impression qu’on ne faisait que parler entre convaincus. On ne sortait pas assez voir les gens dans le quartier ».

« Nous sommes surtout des cheveux gris », soupire aussi une militante de terrain, même si c’est moins le cas dans les villes universitaires ou à Paris et Marseille, les deux poumons du mouvement aujourd’hui. Irène Pereira y voit les grands traits de la sociologie de la plupart des associations d’éducation populaire : « Une petite classe moyenne instruite assez âgée et une difficulté à toucher un public jeune et les ouvriers. Après une période de politisation dans les universités, nous observons peu de militantisme chez les trentenaires et quadragénaires, hormis dans le syndicalisme. Ils se réengagent une fois à la retraite, lorsqu’ils ont du temps. »

La stratégie d’Attac est également interrogée après 2008 par l’explosion de la crise financière, qui accrédite les constats de l’association, sans que ses solutions ne soient reprises par les responsables politiques. « C’est un basculement et un moment paradoxal, estime le sociologue Geoffrey Pleyers. L’essence d’Attac, comme beaucoup de composantes de l’altermondialisme, était de croire que les arguments, sur le terrain de la bataille idéologique, pouvaient changer le monde. Or, la contre-expertise citoyenne n’a pas suffi et le néolibéralisme, qui a perdu la bataille de la légitimité, se maintient par la force. »

Ce constat conduit l’association à « renoncer à toute vision étatiste du changement social » et à « gliss[er] dans une vision plus radicale du changement nécessaire », constatent Josette Combes, Thomas Coutrot et Hervé Roussel-Dessartre, universitaires et membres d’Attac (3). C’est l’inclination de tous les altermondialistes, dont les revendications ressurgissent dans le mouvement des places – des Indignés espagnols aux révolutions arabes – comme dans les ZAD.

Attac propose désormais de poser des autocollants représentant des requins sur les distributeurs automatiques de billets de banque et muscle peu à peu son jeu. « La vraie bascule s’est faite avec les scandales liés à l’évasion fiscale en 2015 [SwissLeaks, Luxleaks, l’affaire Cahuzac], dans lesquels le sentiment d’impunité des multinationales était très fort », décrit Wilfried Maurin, responsable des campagnes et actions.

La question climatique s’est aussi progressivement imposée comme un thème central du mouvement altermondialiste. En 2015, l’organisation de la COP 21 en France parachève cette conversion. Attac suit la jeune pousse Alternatiba, qui a eu l’idée, chef-d’œuvre d’insolence, de « voler » des chaises dans les agences BNP pour attirer l’attention sur l’évasion fiscale. Le mouvement des faucheurs de chaise ponctuera l’année 2015, jusqu’au procès de Jérôme Cahuzac en 2016.

En aiguisant ses méthodes d’action non-violente et sa communication, Attac rajeunit son image, renouvelle sa base et entretient une culture de la délibération qui rend concret son idéal démocratique. « On voit arriver une nouvelle génération de militants qui sont d’abord dans le “faire” et pensent ensuite », remarque Wilfried Maurin.

Avec 10 000 adhérents et un léger tassement des nouvelles recrues, Attac reste une association modeste. Mais elle regroupe des pratiquants actifs. Elle est redevenue capable de marquer l’agenda politique et médiatique sur des questions aussi fortes que l’évasion fiscale ou les accords de libre-échange. Fondée sur une remise en cause des formes traditionnelles d’engagement militant à la fin des années 1990, elle a été elle-même constamment rattrapée par l’évolution des pratiques. Et les formes de mouvements sociaux devraient continuer d’évoluer rapidement_, « car les répertoires habituels sont brouillés »,_ estime Jean-Louis Laville. L’enjeu, des ZAD aux différentes composantes de l’économie sociale et solidaire, est lié à la capacité de ces mouvements à promouvoir des alternatives concrètes et à « préfigurer le monde qu’ils veulent pour demain », résume le sociologue. De leur capacité à abattre les clôtures entre les champs de lutte – économique, écologique, culturel, etc. – dépendra la crédibilité de leur contre-modèle.

(1) Attac est l’acronyme d’« Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne ».

(2) Raphaël Wintrebert, « Attac France et le mouvement altermondialiste », Courrier hebdomadaire du Crisp n° 33, 2007.

(3) Jean-Louis Laville, Geoffrey Pleyers, Elisabetta Bucolo, José Luis Coraggio, Mouvements sociaux et économie solidaire, Desclée de Brouwer, 2017.

Société
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