« L’état d’urgence fait des dégâts humains »

Dans un essai nourri de témoignages, Hassina Mechaï et Sihem Zine livrent une enquête sur un état d’exception qui génère des injustices sans parvenir à combattre le terrorisme.

Hugo Boursier  • 3 mai 2018 abonné·es
« L’état d’urgence fait des dégâts humains »
photo : François Hollande annonçant la mise en place de l’état d’urgence, au soir du 13 novembre 2015.
© CHRISTELLE ALIX/PRESIDENCE DE LA REPUBLIQUE/AFP

C’est un livre éclairant qu’ont écrit Hassina Mechaï et Sihem Zine, sur les injustices causées par l’état d’urgence et les dangers contenus dans la loi antiterroriste qui l’a suivi. La journaliste et la présidente de l’association Action droits des musulmans (ADM), qui lutte depuis 2016 contre l’islamophobie et accompagne les victimes de l’état d’urgence, ont recueilli vingt-cinq témoignages de victimes de perquisitions ou d’assignations à résidence abusives et les ont enrichis d’analyses factuelles sur l’inefficacité des mesures de cet état d’exception. Elles plongent dans un moment qui, du 13 novembre 2015 au 1er novembre 2017, a mis l’état de droit entre parenthèses, en s’acharnant sur de nombreux innocents.

Qu’est-ce qui explique que l’état d’urgence s’applique encore aujourd’hui ?

Sihem Zine : La loi du 30 octobre 2017 sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme a transposé quatre articles de cet état censé être d’exception dans le droit commun : l’assignation à résidence, la perquisition administrative, la fermeture des lieux de culte et la mise en place de périmètres de protection. Certaines mesures ont été rendues plus contraignantes. C’est le cas de l’assignation à résidence, devenue « mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance », qui oblige la personne concernée à rester dans sa commune, ce qui peut l’empêcher de travailler ou de voir ses proches.

Concernant la fermeture des lieux de culte, le motif repose toujours sur des notions floues : les « propos qui sont tenus » et les « activités qui s’y déroulent », mais la mesure va encore plus loin en évoquant les « idées ou théories » au nom desquelles il existerait « des raisons sérieuses de penser » qu’un acte terroriste pourrait survenir.

S’agissant des perquisitions administratives, désignées dans la loi comme des « visites et saisies », le juge des libertés et de la détention doit en théorie intervenir, mais, dans les faits, il n’en a pas toujours les moyens. Surtout, les forces de l’ordre peuvent encore interroger durant plusieurs heures la personne dont le domicile est perquisitionné, et ce sans avocat. Dire que l’état d’urgence a pris fin est donc une pirouette juridique.

Hassina Mechaï : Pour décrire ce qu’elles ont vécu, la grande majorité des victimes de perquisitions ou d’assignations abusives parlent de traumatisme. Notre livre repose sur leurs témoignages, que nous avons pu recueillir grâce à une relation de confiance nouée dans le cadre du soutien juridique, social et psychologique proposé par l’ADM. En effet, l’image de ces personnes a souvent été utilisée contre leur gré. C’est le cas d’un homme dont le visage a servi pour illustrer des articles sur le terrorisme en Corée et aux États-Unis. Son assignation à résidence a par la suite été levée, il a donc été innocenté. Mais les articles, eux, restent… En outre, certains ont toujours peur : ils craignent d’être reconnus et de subir une nouvelle enquête après chaque attentat. Ceux-là nous disent : « J’ai été assimilé à ce qu’il y a de pire dans ce monde. »

Comment expliquer le caractère abusif des mesures de l’état ­d’urgence ?

S. Z. : Le gouvernement de François Hollande a fait le choix d’appliquer l’état d’urgence dans un pays sidéré par les attentats. Le procédé se voulait très réactif, notamment par une opération de communication qui consistait à produire du chiffre et des résultats. En deux ans, il y a donc eu 4 469 perquisitions. Ce que l’on sait moins, c’est que, par la suite, seulement 23 enquêtes ont été ouvertes – et aucune pour des faits en lien avec le terrorisme. Cela représente entre 0,2 et 0,5 % d’efficacité. Le reste, ce sont des innocents profondément marqués par ces événements.

En réalité, les agents de terrain manquent de moyens. Ils n’ont ni les outils nécessaires ni le personnel compétent ou les sources ­suffisantes pour obtenir des renseignements fiables et vérifier les allégations. On a mis dans le même sac que des terroristes des personnes pour lesquelles l’administration considérait qu’il y avait des doutes, en se fondant sur les « notes blanches » des services de renseignement : de simples feuilles A4 sans signature, mentionnant des soupçons aléatoires et imprécis. Les dégâts humains et sociétaux occasionnés sont très importants. Il y a aussi un vrai gâchis économique puisqu’une perquisition coûte environ 15 000 euros. En tout, 75 millions d’euros ont été dépensés pour des résultats très faibles.

Cette imprécision montre-t-elle une méconnaissance générale au sujet de la « radicalisation » ?

H. M. : Pour définir ce terme, on cite souvent trois « écoles ». François Burgat tisse un lien entre le passé colonial et le présent radical. Alain Bertho et Olivier Roy évoquent un processus d’« islamisation de la radicalité ». Gilles Kepel, dont la conception est proche de celle des ministres de l’Intérieur qui se sont succédé, parle de « radicalisation de l’islam ».

S. Z. : Je ne suis pas d’accord avec l’approche de Kepel, qui, pour moi, se concentre trop sur le caractère religieux. Une étude de l’ONU (1) a montré que six années d’enseignement religieux diminuaient de 32 % l’implication terroriste, ou encore que 54 % des personnes qui affichaient une religiosité ne connaissaient pas les bases de l’islam. C’est une approche stigmatisante et fausse, qui nous évite de réfléchir sur les paramètres géopolitiques, les exclusions sociales ou la précarité. Il est nécessaire d’ouvrir le champ de réflexion.

Le fait que la majorité de la population banalise les articles de l’état d’urgence révèle-t-il une forme d’indifférence à l’égard de la minorité directement concernée, à savoir les musulmans ?

H. M. : Il existe un vrai problème en France dans le rapport à l’altérité, et notamment à « l’autre musulman ». L’état d’urgence l’a révélé, tout en restant indolore pour une grande partie de la population. Le risque étant de monter les musulmans contre une partie de la population qui se serait, quant à elle, tournée vers les thèses de l’extrême droite. C’est d’ailleurs le sens de la propagande de Daech. Et l’état d’urgence, en tant que prolongement de l’absence de réponse politique par d’autres moyens, lui répond parfaitement. Car cet état d’exception a remis en question la citoyenneté et la foi des musulmans.

Pourtant, face aux cas d’injustice, les victimes sont restées dans le cadre de la loi en se rapprochant d’associations ou en judiciarisant leur situation. Elles ont été plus républicaines que ceux d’en face.

Vous évoquez le risque du passage d’un État de droit à un État de sécurité. Les lois antiterroristes répondent-elles à un projet politique plus vaste ?

H. M. : C’est une question difficile, car dire que c’est un projet politique volontaire reviendrait à parler de machiavélisme ou à tomber dans la théorie du complot. Je pense qu’il faut reprendre les mots d’Ivan Segré, pour qui le biais sécuritaire est la conséquence d’un État dépossédé de ses fonctions de protection sociale. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la loi El Khomri et celle sur l’état d’urgence ont été concomitantes : plus on lève les verrous sociaux garantis par l’État, plus celui-ci doit jouer sur le seul outil sécuritaire. Il y a un effet de vases communicants. Toute la question est de savoir si nous voulons ou non de ce modèle de société. 

L’État d’urgence (permanent), Hassina Mechaï et Sihem Zine, Éd. MeltingBook.

(1) « Journey of young Africans into violent extremism marked by poverty and deprivation », UNDP, 7 septembre 2017, undp.org

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