Secret des affaires : Des scandales exemplaires

Comment la nouvelle loi aurait entravé des révélations majeures : un lanceur d’alerte, un scientifique et un membre d’ONG racontent leurs expériences.

Ingrid Merckx  et  Agathe Mercante  • 3 mai 2018 abonné·es
Secret des affaires : Des scandales exemplaires
© photo : FANATIC STUDIO/SCIENCE PHOTO L/FST/AFP

Ligne Lyon-Turin

Daniel Ibanez, lanceur d’alerte

Avec la loi sur le secret des affaires, les promoteurs de la ligne Lyon-Turin (1) auraient pu réclamer des sanctions très coûteuses pour les informations que j’ai publiées sur les conflits d’intérêts ou l’analyse de leurs bilans. J’ai commencé à me pencher sur ce projet en 2012, quand j’ai vu fleurir dans la région de Chambéry des panneaux informant qu’une enquête publique débutait. Si ce projet est d’envergure nationale, voire européenne (le coût, estimé à 26 milliards d’euros, serait partiellement subventionné par l’Europe), comment justifier une consultation uniquement sur son parcours ?

Il existe déjà une ligne reliant Paris à Milan en 5 heures 15. Il faudrait dépenser 26 milliards d’euros pour gagner une heure ! Je n’ai fait que publier et analyser ce qui était déjà écrit noir sur blanc. Dès l’origine, l’administration centrale française a jugé ce projet aussi coûteux qu’inutile. En 1998 le Conseil général des ponts et chaussées avait rendu un avis défavorable. En 2003, c’est avec l’Inspection générale des finances qu’il a renouvelé son désaccord. En 2006, ces deux institutions ont à nouveau émis des réserves. En 2009, un rapport de la Cour des comptes a pointé la dangerosité du projet pour les comptes publics. Idem en 2012 et en 2014.

Outre le volet financier du projet et la gabegie qu’il représente, certains éléments ont de quoi attirer l’attention. Hubert du Mesnil, président de Lyon-Turin Ferroviaire, désormais Société Tunnel Euralpin Lyon-Turin (TELT), l’entreprise à capitaux publics en charge de la construction du tunnel, est par exemple à la tête de l’Institut de la gestion déléguée : le lobby pour la promotion des partenariats public-privé en France, alors que le projet du Lyon-Turin en est un ! Et il n’est pas le seul à être juge et partie. Il en va de même pour certains commissaires enquêteurs. L’un d’entre eux, Philippe Gamen, était à l’époque président du Conservatoire du patrimoine naturel de Savoie (CPNS), alors que RFF (désormais SNCF Réseau), une fois les travaux terminés, le désignait dans le dossier d’enquête publique comme l’un des bénéficiaires des terrains qui seraient rétrocédés pour les mesures compensatoires.

J’ai aussi fait l’objet d’une citation pour injure publique, mais mes accusateurs ont été déboutés. Avec la loi sur le secret des affaires, TELT pourrait se croire autorisé à poursuivre toute personne qui publie des informations sur le projet, bien qu’il soit financé par les contribuables.

À lire aussi >> Fabrice Arfi : « Il faut exclure les journalistes du secret des affaires »

Bisphénol A, phtalates…

André Cicolella, toxicologue, chercheur, président du Réseau environnement santé

Dans le dossier du bisphénol A (BPA), des firmes comme Bayer ou Total, mises en cause dans certains dossiers où il avait été démontré qu’elles avaient pesé sur les expertises scientifiques, auraient pu considérer que les informations divulguées nuisaient à leurs intérêts. Les agences françaises et européennes – de sécurité alimentaire ou du médicament – ont relayé ce qui s’est apparenté à une fake news : « Il n’y a aucun problème avec le BPA. »

Quand j’ai commencé à travailler sur cette substance, je me suis emparé de la littérature scientifique existante : plusieurs centaines d’études étaient déjà publiées, il suffisait de les analyser pour dire que la position officielle des agences ne correspondait pas aux conclusions scientifiques, et que leurs méthodes consistaient à éliminer 95 % de la littérature scientifique. J’ai utilisé les termes d’« expertise véreuse ». On n’en est pas, heureusement, à interdire des revues scientifiques. Là où le système dysfonctionne, c’est quand un scientifique essaie de placer des données dans le débat public. On lui fait comprendre qu’il n’a pas intérêt à franchir la ligne.

Dans le dossier sur la dangerosité des éthers de glycol, j’ai été licencié pour faute grave par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), ce qui a permis d’annuler le colloque prévu sur ce sujet, qui avait pour mission de pointer leur dangerosité pour les travailleurs et les consommateurs.

Idem avec le BPA, quand nous avons mis en évidence le danger de ce produit pour les nourrissons via les biberons en plastique. Le BPA a été interdit en France en 2015 et reconnu « substance extrêmement préoccupante » par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en 2017. Mais au bout de combien de temps ? Pour les éthers de glycol, l’affaire a été étouffée.

Avec la loi sur le secret des affaires, le contrôle exercé sur l’activité scientifique risque de ­s’accroître. La pression sur le mode « publiez ce que vous voulez, mais que ça ne sorte pas de votre cercle » sera confortée. Ça n’est pas tant une affaire de secret que d’information. Là où il y a secret des affaires, c’est sur l’origine des produits et leurs utilisations. Normalement, c’est le rôle des agences de fournir ces informations, mais elles ne le font pas suffisamment. C’est le cas dans le dossier des phtalates, substances utilisées comme plastifiants : l’alimentation infantile est contaminée, on ne sait pas pourquoi. Quand il s’agit de salmonelle et de listeria, les enquêtes sont immédiates. Pour les phtalates, il n’y a pas de dispositif pour recueillir l’information. Les scientifiques travaillent dans un climat qui consiste à dire : « Ça n’est pas à vous de faire sortir des données. »

Le dossier sur les perturbateurs endocriniens est tout à fait caractéristique : il faut que l’information sorte ailleurs, via des lanceurs d’alerte, des journalistes, des responsables politiques qui ont réussi à comprendre les enjeux et à les mettre à disposition des citoyens.

Les lobbys européens

Martin Pigeon, chercheur au Corporate Europe Observatory

Ça fait longtemps que les industriels essaient de trouver un moyen de mieux protéger leurs informations internes et de disposer d’un « droit au secret », comme une sorte de label opposable devant les tribunaux. Quand l’amendement Ferrand sur le secret des affaires a été déposé dans la loi Macron, en 2015, figurait aussi une proposition émanant du groupe socialiste de mettre fin à l’obligation des entreprises de déclarer leurs comptes. S’il y a une source d’information essentielle sur l’industrie, c’est bien celle-ci ! Les informations diffusées sur Infogreffe, par exemple, sont importantes dans la vie des affaires même. Cette proposition a néanmoins failli passer.

Avec le secret des affaires, on est dans une approche très micro-économique, dans laquelle les effets du texte sur la protection des monopoles ne sont pas vraiment pris en compte. Syndicats, journalistes, chercheurs, lanceurs d’alerte et ONG ont de bonnes raisons de se sentir menacées, mais les principales victimes du texte sont les employés, et en particulier les cadres. Les procès pour violation de secrets d’affaires que l’on voit aux États-Unis montrent qu’il s’agit la plupart du temps d’entreprises qui poursuivent d’anciens employés passés à la concurrence, qu’elles accusent d’avoir emporté des informations.

Une des conséquences les plus importantes de cette législation est de réduire le pouvoir de négociation des salariés quand ils veulent aller voir ailleurs. À Bruxelles, les entreprises ont fait du lobbying en faveur de la directive, secondées par des agences de conseil et des cabinets d’avocats. Elles se sont notamment regroupées dans une Coalition pour les secrets d’affaires et l’innovation (TSIC), réunissant Air Liquide, Alstom, DuPont, General Electric, Intel, Michelin, Nestlé et Safran…, qui a travaillé avec Business Europe (patronat européen), les lobbys de la chimie, du médicament, de l’agro­alimentaire, des semi-conducteurs…

La Commission prétend que le secret des affaires permet de lutter contre l’espionnage industriel et le vol de données commercialement sensibles. La définition du texte final désigne une information qui a une valeur commerciale parce qu’elle est secrète et qui a fait l’objet de mesures de protection « raisonnables ». Le temps qu’une juris­prudence s’établisse – au niveau européen cela peut prendre dix ans –, une telle définition peut concerner presque toute information interne d’une entreprise. Et c’est cette définition que s’apprête à retenir la loi française ! Théoriquement, la France pourrait limiter le champ d’application du texte à son objet affiché : punir l’espionnage et le vol d’information entre concurrents indélicats.

Autre problème : la définition de ce qui constitue « l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites » de secrets des affaires. Est illicite toute obtention de secret sans le consentement de son propriétaire. Potentiellement, donc, pourra être réprimé le simple fait de recevoir par email une information interne pouvant être qualifiée de secret par l’entreprise concernée…

En outre, si le brevet est un monopole accordé temporairement en échange d’une publication, le secret des affaires ouvre la porte à des monopoles sans limite de temps… mais en échange de rien. La directive européenne crée de telles incertitudes juridiques qu’il faudra attendre la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE pour savoir ce que valent les exceptions. Dans l’intervalle, un tel texte et les peines encourues risquent de causer beaucoup de dégâts.

(1) Lire aussi les nombreux articles de Thierry Brun consacrés à ce projet ferroviaire sur Politis.fr

Société Économie
Temps de lecture : 8 minutes

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