Secret des affaires : Une loi liberticide au profit du profit
Adopté en procédure accélérée, le projet sur le « secret des affaires » donne des moyens exorbitants aux entreprises pour poursuivre en justice lanceurs d’alertes, journalistes et ONG.
dans l’hebdo N° 1501-1502 Acheter ce numéro
Procès bâillon » n’est pas raison. Mais pourrait bien le devenir. Alors que le Sénat vient d’adopter – et de durcir – la très controversée proposition de loi sur « le secret des affaires », le milliardaire un brin procédurier Vincent Bolloré a été mis en examen, le 26 avril, dans l’enquête sur les conditions d’attribution de ses concessions portuaires en Guinée et au Togo.
L’homme dont les affaires en Afrique intéressent de près la justice française est passé maître dans l’art de faire des procès à quiconque détiendrait et révèlerait des informations sur le groupe. Dernière action en date : le magazine « Complément d’enquête » (France 2) est poursuivi pour « concurrence déloyale et dénigrement » à la suite d’un reportage diffusé en 2016. Le groupe demande 50 millions d’euros de dommages et intérêts. Rien que ça (verdict le 5 juin). Mais d’autres médias ont déjà dû subir ce type de procédure coûteuse, même s’ils ont tous obtenu une relaxe : L’Obs, Le Point et Mediapart en janvier dernier, Bastamag en février.
Ces procès, baptisés « procès bâillons » ou « poursuites bâillons » – c’est-à-dire, selon la définition de Novethic, l’organisme affilié à la Caisse des dépôts en charge d’observer les pratiques des groupes financiers, des « procédures consistant à étouffer la voix d’un acteur hostile en le dissuadant de poursuivre son action » – pourraient bien se généraliser grâce à la loi sur le secret des affaires. Présentée par le député LREM Raphaël Gauvain en procédure accélérée (donc exemptée d’étude d’impact et de l’avis du Conseil d’État) et adoptée par l’Assemblée nationale le 28 mars, puis par le Sénat, la proposition de loi, qui transpose une directive européenne de 2016, devrait passer en commission mixte paritaire en vue d’un vote définitif le 17 mai. « À mon avis, ce qui en sortira ne sera pas de matière à rassurer les opposants au texte », estime Éric Bocquet, sénateur communiste du Nord.
La loi prétend protéger les entreprises contre l’espionnage industriel. Dans ce but, elle institue un droit général au secret. Ainsi, elle leur permet d’engager des poursuites à l’encontre de quiconque obtiendrait, détiendrait, transmettrait et diffuserait des informations à caractère secret. Mais, même dans le texte, la définition de « secret » reste floue. Selon la loi, une information à caractère secret « n’est pas généralement connue ou aisément accessible », et « revêt une valeur économique, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ». Les pratiques fiscales des entreprises, l’impact de leurs activités et de leurs produits sur la santé et l’environnement pourraient ainsi être considérées comme « secrètes », ouvrant la voie à des poursuites contre les ONG, les journalistes, ou encore les lanceurs d’alerte qui les révèleraient. Le Sénat a également durci les sanctions à l’encontre de ceux qui oseraient diffuser ces informations : ils pourraient être punis de 375 000 euros d’amende (sans compter les dommages et intérêts) et de… 3 ans d’emprisonnement !
Réunis sous les bannières des collectifs Informer n’est pas un délit et Stop secret d’affaires, et forts de pétitions signées massivement – 550 000 pour celle lancée par Élise Lucet en 2015, 350 000 pour #stopsecretdaffaires depuis mars 2018 –, les opposants au texte ont fait part de leurs inquiétudes à Emmanuel Macron. « La définition du “secret d’affaires” est si vaste que n’importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie », préviennent-ils dans une lettre ouverte adressée au président de la République lundi 16 avril. « Des scandales tels ceux du Mediator, du bisphénol A ou des Panama Papers pourraient ainsi ne plus être portés à la connaissance des citoyens », indique la lettre, qui conclut en le déplorant : « Le secret devient la règle, et les libertés des exceptions. » Des inquiétudes que renforcent les autres amendements ajoutés par le Sénat. Ainsi, le droit – accordé par les députés – à obtenir des dommages et intérêts en cas de « poursuites abusives » de la part des entreprises a tout bonnement été supprimé par les sénateurs.
Ce qui n’empêche pas la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, d’asséner que le texte repose « sur un équilibre satisfaisant ». Certes, la loi prévoit quelques minces aménagements pour les journalistes, les lanceurs d’alerte et les ONG. Notamment si les révélations sont faites « dans le but de protéger l’intérêt général et de bonne foi, [et dans le but de dénoncer] une activité illégale, une faute ou un comportement répréhensible ». Des notions bien difficiles à définir in fine. Au juge de trancher. « Ces dispositions sont absurdes », estime Daniel Ibanez, lanceur d’alerte contre le projet de liaison ferroviaire Lyon-Turin et créateur du Salon des lanceurs d’alerte. « Dans les faits, les lanceurs d’alerte et les journalistes peuvent déjà, par la loi de 1881, sur la liberté de la presse, plaider la bonne foi », s’agace-t-il. Des aménagements bien trop faibles, martèlent les opposants au texte, dans une tribune publiée dans Le Monde le 20 mars : « Les soi-disant garanties proposées par le gouvernement français ne couvrent pas tous les domaines de la société civile, et notamment le travail des associations environnementales. »
Entre la protection des libertés des citoyens et celles des entreprises, le gouvernement semble avoir tranché. Et la ministre de la Justice d’indiquer, en préambule du vote au Sénat : « La protection des informations relevant du secret des affaires est évidemment essentielle pour nos acteurs économiques, pour encourager l’innovation et préserver les stratégies industrielles et commerciales. C’est par l’innovation ainsi protégée que seront créés les emplois attendus par nos concitoyens. » Doit-on en déduire qu’une fois la loi adoptée le nombre de chômeurs devrait chuter ?