Un « Bandung du Nord » antiraciste, féministe et anticapitaliste
Du 4 au 6 mai, activistes et intellectuels venus des États-Unis et d’Europe ont affirmé la nécessité d’un mouvement décolonial. Parmi les invités de « Bandung du Nord » : Angela Davis et Fred Hampton Jr.
Invité à monter sur la scène de la Bourse du travail, un membre de la mairie de Saint-Denis lance, tout sourire : « Je félicite le culot des Blancs qui ont réussi à rentrer ! » Rires dans la salle. Contrairement à ce qui a pu être diffusé dans certains médias, l’événement Bandung du Nord de ce week-end était bel et bien ouvert à tous et toutes. « Mais il est vrai que c’est toujours compliqué de trouver des salles pour des événements qui parlent du racisme d’État… »
Militants et intellectuels antiracistes ont été invités par le Decolonial International Network (Réseau décolonial international) pour questionner la mémoire coloniale, et comment elle façonne nos sociétés occidentales. De la découverte de l’Amérique, que l’enseignant de Berkeley Hatem Bazian préfère nommer « découverte par les autochtones de Christophe Colomb perdu dans sa recherche de l’Inde », aux guerres impérialistes d’aujourd’hui. Du regard historique que l’Occident a posé sur l’islam, à la question des violences policières.
Une boîte à dons circule dans les rangs du public, des buffets palestiniens ponctuent les journées : l’événement repose sur l’autofinancement, fidèle à la volonté de s’organiser d’abord entre premiers concernés. Avec un objectif politique : faire de cet événement, à plusieurs reprises qualifié d’« historique », la rampe de lancement d’une « Internationale décoloniale ».
La référence à la conférence de Bandung (Indonésie) de 1955, où 29 pays africains et asiatiques sommés de rejoindre l’un des deux blocs de la Guerre froide s’étaient réunis pour lancer le mouvement des Non-Alignés, est le fil rouge du week-end. Sandew Hira, membre du Réseau décolonial international, rappelle ce qu’en avait dit le militant afro-américain Malcom X : « Ils ont découvert qu’ils avaient une chose en commun : l’oppression, l’exploitation, la souffrance. Et le même oppresseur, le même exploiteur : l’Européen. » Plus de soixante ans après, nous voilà, selon l’historien, dans un monde où « le libéralisme occidental a proclamé sa victoire idéologique ». Et où le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’a, comme le souligne Mireille Fanon-Mendès-France, fille du psychiatre et essayiste Frantz Fanon, «jamais cessé d’être remis en question par l’offensive libérale et impériale».
L’actualité est alors souvent invoquée. À la tribune, Nacira Guénif-Souilamas, sociologue enseignant à l’université Paris-VIII mentionne « ces lieux du Nord qui sont dans le Sud, particulièrement exposés aux inégalités : je pense à la Nouvelle-Calédonie, qui voit arriver sur son sol un Président qui pense que peut continuer l’arrogance coloniale… » Emmanuel Macron était alors à Ouvéa, là où, il y a tout juste trente ans, « dix-neuf Kanaks ont été assassinés, pour avoir exigé l’accès à la souveraineté kanak ».
Pour penser l’héritage colonial, les intervenants convoquent aussi le chemin tracé, avant eux, par d’autres. Des figures historiques de l’antiracisme montent sur scène. Parmi elles, Fred Hampton Jr., fils de Fred Hampton, membre des Black Panthers assassiné à son domicile en 1969 par le FBI (voir photo ci-dessus). Ou encore, l’activiste afro-féministe Angela Davis, qui fut membre des Black Panthers également, incarcérée près de deux ans aux États-Unis, professeure de philosophie et militante du parti communiste. Devant une foule électrisée par sa présence, du haut de ses 77 ans, la grande dame se permet d’être malicieuse : « Il me semble très important que cette conférence se déroule ici, à Paris, sous la présidence de… comment s’appelle-t-il déjà ? » Elle évoque alors « une France qui nous a offert de si belles devises de démocratie, mais aussi les formes les plus violentes de racisme, sous couvert de cette démocratie ». Et mentionne en vrac, avec une même énergie, la défense de l’environnement, l’accueil des exilés, le combat contre un capitalisme qualifié d’intrinsèquement « raciste » et « misogyne ».
La France nous a offert de si belles devises de démocratie, mais aussi les formes les plus violentes de racisme, sous couvert de cette démocratie
Aux pieds d’Angela Davis a été déposée une peinture de Mumia Abu Jamal, journaliste et militant afroaméricain. Incarcéré depuis 1982, il est l’un des parrains de l’évènement. De nombreuses autres affiches décorent la grande salle : un dessin de panthères noires, un portrait de Marielle Franco, militante des droits de l’homme brésilienne récemment assassinée, ou encore une banderole annonçant une manifestation à venir en soutien à la Marche du retour palestinienne. C’est que cette lutte décoloniale est présentée par les intervenants comme internationaliste, anticapitaliste, écologiste et féministe.
Elle reste pourtant, selon eux, un angle mort de la « gauche blanche ». « La gauche française boycotte ce genre d’évènements », constate Ramón Grosfoguel, sociologue portoricain, enseignant lui aussi à Berkeley. Dans le hall, non loin des stands tenus par des organisations participantes comme la Brigade anti-négrophobie ou le Parti des indigènes de la République, son ton est sans concession: « À défendre le mythe républicain, ils participent de l’islamophobie, et de l’idéologie impérialiste. Pourquoi tu te revendiques de gauche, si tu utilises la même épistémologie que la droite ? » À la tribune du Bandung du Nord, il invite à trouver « comment travailler avec cette gauche blanche, et comment travailler ensemble, avec nos histoires coloniales différentes ». Et finit en empruntant l’image d’un « cheval de Troie » qui se doit de lutter « depuis l’intérieur du paradigme » : celui des pays occidentaux où l’a fait échouer l’histoire coloniale du monde.
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