« Une affaire de famille », de Hirokazu Kore-Eda [Compétition] – « Nous, les coyotes », de Hanna Ladoul et Marco La Via [Acid]
L’invention subversive d’une famille d’un côté, l’amour et les chemins de traverse de l’autre.
Une affaire de famille, de Hirokazu Kore-Eda
« Il ne suffit pas d’accoucher pour être mère ». Voilà la phrase la plus féministe entendue dans un film de la compétition depuis le début du festival. Elle est due à Nobuyo (Ando Sakura, actrice remarquable), l’une des femmes que met en scène Hirozaku Kore-Eda dans Une affaire de famille. Le cinéaste japonais ne s’arrête pas en si bon chemin. Derrière un titre inoffensif, il sabote ce que la société (au Japon comme en France) tient aujourd’hui de plus cher, maintenant que les grands idéaux sont en berne, cette cellule chérie dans tous les discours par ceux qui ont substitué leurs tripes à leur cerveau : la famille. Du moins au sens traditionnel : celle des sacro-saints liens du sang.
On sait que la famille est l’un des sujets récurrents du réalisateur de Tel père, tel fils (2013) ou de Notre petite sœur (2015). Il n’hésite pas à retravailler ses motifs, comme il aime à reprendre de film en film certain de ses acteurs, ainsi Lily Franky, dans le rôle d’Osamu, personnage masculin adulte principal, ou Kiki Kilin, déjà vue dans Still Walking (2008) et Après la tempête (2016), ici aussi bouleversante en grand-mère aux abords revêches que dans le film de Naomi Kawase Les Délices de Tokyo.
Dans Une affaire de famille, Kore-Eda réinvente la famille, avec des personnages qui n’ont pas la même identité biologique, hormis la grand-mère et sa petite fille d’une vingtaine d’années, Aki (Matsuoka Mayu). On pourrait croire, dans un premier temps, que la communauté s’est exclusivement constituée à partir de sentiments positifs. Ainsi, au début du film, Nobuyo et Osamu recueillent une enfant, Juri (Sasaki Miyu), non aimée par sa mère et battue par son père. Ils l’emmènent dans leur minuscule bicoque faite de bric et de broc. Juri, malgré la pauvreté ambiante, est rapidement adoptée. Comme ce fut le cas du garçon de la maisonnée, Shota (Jyo Kairi), trouvé dans une voiture où on l’avait abandonné.
Mais ce qui est très fort, c’est qu’en même temps que le spectateur est touché par les marques d’affection et d’amour (parfois bourrues, toujours réelles) que les membres de cette famille se témoignent, il devine, à certains indices, que d’autres motifs la soudent, pas forcément en conformité avec la loi et la morale commune. Certains sont ostensibles : Osamu a entraîné Shota à voler dans les magasins ; l’adoption de la petite Juri, alors que ses parents ne savent pas où elle se trouve, peut être considérée comme un enlèvement. On ne dira rien des autres, non des moindres, sinon qu’ils sont révélés dans une dernière partie où, face à la société normative et répressive, les différents personnages, Osamu et Nobuyo en particulier, restent hébétés.
La famille ainsi imaginée par Hirozaku Kore-Eda n’est pas seulement sans liens du sang, mais elle est « impure » du point de vue des sentiments, l’intérêt pouvant y jouer un rôle important. Avec Une affaire de famille, foin de l’angélisme de cinéma ! La subversion et l’émotion portées par ce film sont d’autant plus puissantes que le Bien y est profondément humain.
« Nous, les coyotes », de Hanna Ladoul et Marco La Via
À bord de leur seul bien, une voiture depuis longtemps plus cotée à l’argus, Amanda et Jake se dirigent vers une ville mythique : Los Angeles. Ils espèrent y connaître un nouveau départ. Ils sont jeunes, n’ont aucune fortune, mais sont amoureux. La vie est peut-être prête à leur sourire. Mais, première étape, premier échec. Ils sont hébergés par la tante d’Amanda. Celle-ci, engoncée dans ses préjugés au parfum d’eau bénite, n’est pas accueillante. Le lendemain matin, à la suite d’une dispute, Amanda s’enfuit avec Jake de cette maison, pour ne plus y revenir. Les voilà sans point de chute. Qu’à cela ne tienne : dans la matinée, Amanda a un entretien d’embauche. Si tout se passe bien, elle aura bientôt un job. Elle fait très bonne impression. Or les choses ne sont pas si simples…
Nous, les coyotes n’est pas à proprement parler un énième film sur la désillusion face au rêve américain. Il n’est pas non plus la chronique de deux jeunes sans le sou qui se marginalisent. Amanda et Jake sont à cette période de la vie où rien n’est encore solidifié, où tout est sujet au doute. Ils ont la liberté et la fantaisie fougueuse de la jeunesse bien qu’ils se projettent dans une existence d’adultes. À savoir : trouver une place, même modeste, dans la société. Voilà une intrigue bien ordinaire, pourrait-on penser. Il n’empêche que les cinéastes, Hanna Ladoul et Marco La Via, réussissent à faire de Nous, les coyotes un film très attachant, dont il émane un charme puissant.
Parce que c’est, d’abord, un film d’amour. Pas comme on le voit trop souvent au cinéma où l’amour est démonstratif, déclaratif, hypersexualisé. Celui que conçoivent Amanda et Jake l’un pour l’autre, interprétés par Morgan Saylor et McCaul Lombardi avec beaucoup de fraîcheur et de naturel, ne cesse de vibrer à l’écran, quasi naturellement, y compris quand le couple doit faire face à une grosse difficulté. Il y a quelque chose de simple et de beau dans leur compréhension mutuelle, leur solidarité, leur tendresse. Quand il leur arrive une brouille passagère, leur réconciliation est faite de gestes discrets, évidents, émouvants : la scène est d’une très grande délicatesse. Et cette ténuité dans la mise en scène, inversement proportionnelle à la force des sentiments, donne beaucoup de valeur au film.
Piège (idéologique) évité : Nous, les coyotes ne fait pas l’éloge de l’effort nécessairement payant. Ni du triomphe de la soumission aux modes d’entrée traditionnels dans le monde social. L’entretien d’embauche que subit Amanda se révèle être une formidable escroquerie, hélas aujourd’hui vraisemblable.
Les cinéastes privilégient les chemins de traverse et le goût pour la musique et la littérature. Aimer les vers de Francis Ponge, se plonger dans la poésie de la Résistance française comme le fait Jake dans une librairie, ou raper en amateur, peut réserver de bonnes surprises. « Un pas de plus pour se perdre et l’on se trouve », a écrit Ponge. Voilà qui pourrait servir d’exergue à ce très joli film.
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