Au Kurdistan, une soif de paix

À Diyarbakir, en grande partie détruit par l’armée, les habitants espèrent que les élections mettront fin à l’enfer enclenché par Erdogan en 2015. Mais beaucoup redoutent un coup de force.

Lou Guenard  • 20 juin 2018 abonné·es
Au Kurdistan, une soif de paix
© photo : Des familles fuient leurs maisons, en novembre 2015, lors de combats entre les rebelles kurdes et l’armée turque, à Diyarbakir.crédit : ILYAS AKENGIN/AFP

Depuis les remparts de la vieille ville de Sur, le quartier historique de Diyarbakir s’étend, en partie détruit par plusieurs mois de guérilla urbaine en 2015-2016. « Il reste encore des cadavres ensevelis par les forces de sécurité, commente Veysi, ancien habitant de Sur. Les militaires ont mis les corps dans les tranchées et ont tout recouvert. » Le jeune garçon grimpe ici dès qu’il le peut, presque chaque jour, et observe inlassablement les rues qui l’ont vu grandir. D’un geste de la main, il désigne l’emplacement de sa maison, dont il ne reste rien. Triste dénouement pour un processus de paix rompu après deux ans et demi de négociations entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’État turc.

Une guerre sans nom

Au lendemain des élections législatives de juin 2015, le Parti de la justice et du développement (AKP) perd la majorité et le contrôle qu’il exerce sur le Parlement depuis treize ans, tandis que le Parti démocratique des peuples (HDP), défenseur des droits des Kurdes, fait son entrée dans l’hémicycle et devient la deuxième force d’opposition du pays. Déjà fragilisés par le résultat de ces scrutins, les pourparlers ne résistent pas à la colère provoquée par l’attentat de Suruç, en juillet 2015 (1). La population accuse le gouvernement d’être impliqué dans cette attaque, attribuée à l’État islamique (EI) par Ankara. Le Parti des travailleurs du Kurdistan riposte et tue deux policiers. Alors qu’Erdogan déclare officiellement la guerre au « terrorisme » kurde, de jeunes rebelles revendiquent leur droit à l’autodéfense et affrontent l’armée au cœur des villes kurdes de Cizre, Silopi, Silvan, Sur, Nusaybin… Les élections anticipées de novembre 2015 et la reprise du conflit armé finiront par redonner au « reis » Erdogan toute sa puissance, laissant des cités ravagées, des milliers de victimes et plus de 500 000 déplacés.

« Le processus de paix a été une période incroyable pour nous tous, se souvient Sahin, un habitant de Diyarbakir_. Il n’y avait pas de morts dans nos rues, pas de guérilla et pas d’armée… Malheureusement, les massacres font partie de l’histoire de la Turquie. »_ Et, au Kurdistan turc, chacun le sait, la fin des combats ne signifie pas la fin de la guerre.

À l’automne 2016, la quasi-totalité des maires du Parti démocratique des régions (DBP), émanation locale du HDP, sont remplacés par des administrateurs nommés par le gouvernement. Comme des milliers d’autres sympathisants, neuf députés du HDP, dont ses coprésidents Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, sont emprisonnés. Privés de leur maire, les habitants de Sur ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour récupérer leurs maisons et réinvestir le quartier. Mais le gouvernement a d’autres projets.

« Avant même la fin des combats, les autorités parlaient déjà de grands projets de réaménagement urbain, explique Zeki, architecte et membre de l’Union des ingénieurs et des architectes de Turquie à Diyarbakir. Il y avait une centaine de monuments historiques protégés par l’État sur ce territoire. Mais les autorités ont retiré les certificats attestant de ce patrimoine et détruit ce qu’il en restait. Des milliers de maisons, dont les habitants étaient propriétaires, ont été vendues de force et rasées pour en construire de nouvelles. Désormais, il ne reste presque plus rien de ce quartier très symbolique pour le peuple kurde. » Comparant ces méthodes aux stratégies employées par Israël en Palestine, l’architecte y voit la volonté « de changer la démographie et la tentative d’instaurer une nouvelle politique d’assimilation culturelle ».

Malgré les obstacles permanents et la répression, de nombreux juristes et avocats continuent de se mobiliser pour faire reconnaître l’illégalité des expropriations. « Pendant des semaines, les autorités ont coupé l’eau et l’électricité à ceux qui étaient rentrés chez eux, raconte Silan, jeune avocate à Diyarbakir. Voyant que cela ne marchait pas, elles ont utilisé la violence et les ont menacés pour les contraindre à abandonner leurs maisons. C’est pour cela que les habitants sont partis. Même s’il y a peu de chances d’obtenir justice, nous voulons aller jusqu’au bout et saisir la Cour européenne des droits de l’homme. »

Les travaux ont déjà commencé sur une partie des territoires détruits à Sur. Mais, selon Zeki, les habitants auraient réussi à retarder l’avancée des reconstructions sur la zone la plus étendue et toujours interdite d’accès. Dans ce contexte, l’annonce des élections anticipées suscite de nombreux espoirs dans la population de Diyarbakir, qui aspire à récupérer l’administration de sa ville et veut encore croire à la paix.

« Tout un pays à réparer »

« Tout ce qui importe, c’est que nous changions de système », estime Ozan en remuant son thé. Pour lui, l’objectif à tenir dans la région est clair : pas une voix pour Erdogan et pas un député pour l’alliance AKP-MHP. « Nous voulons en finir avec tout ça, reprend Sahin. Erdogan nourrit son pouvoir par le chaos et le sang. Et je ne parle pas seulement de la question kurde, mais de la Turquie dans son ensemble ! Il y a tout un pays à réparer. »

Accoudés dans un café au centre de Diyarbakir, les deux trentenaires ne cessent de parler politique et de faire des pronostics. Sans aucun doute, Selahattin Demirtas et le HDP récolteront une grande partie des voix à l’est du pays, à majorité kurde. Si Erdogan a longtemps pu compter sur le vote des Kurdes les plus conservateurs et sur les riches entrepreneurs de la région, l’échec du processus de paix, les différentes interventions de l’armée turque contre les Kurdes de Syrie et d’Irak ainsi que son alliance avec les ultranationalistes devraient profiter au parti de gauche pro-kurde. Indice de la baisse de popularité du Président : le 3 juin, des centaines de fonctionnaires de la région auraient été contraints de se rendre au meeting d’Erdogan à Diyarbakir, pour combler les vides laissés par ses anciens soutiens.

Mais le véritable enjeu de ces élections, dans la capitale du Kurdistan turc, est avant tout de donner au HDP plus de 10 % des voix, seuil nécessaire pour être représenté au Parlement et peser sur l’échiquier politique. De la même manière, un second tour (éventualité de plus en plus probable au vu de la difficile campagne d’Erdogan) pourrait permettre un report de voix décisif vers celui ou celle qui ferait face à l’actuel président. Mais certains ne veulent prendre aucun risque et envisagent de se tourner dès le premier tour vers Muharrem Ince, candidat du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), présenté comme le principal adversaire d’Erdogan.

« Évidemment, je préfère Demirtas, convient Sahin. Il est notre leader. Mais, pour la première fois, je crois qu’un candidat du CHP est capable de comprendre la question kurde. » Le jeune homme n’oublie pas le geste d’Ince, qui, en mai 2016, avait refusé de voter la levée de l’immunité parlementaire des députés du HDP. Ce vote avait conduit à l’arrestation de Selahattin Demirtas et de neuf de ses collègues députés, toujours maintenus en détention, accusés de faire de la propagande terroriste pro-PKK. Mis en cause dans 102 enquêtes judiciaires, risquant jusqu’à 142 ans de prison, le chef de file du HDP mène campagne depuis sa cellule, à Edirne. « Ince est malin, continue Sahin. Il sait parler et je crois qu’il veut la paix. Il est même allé rendre visite à Demirtas en prison. Cela représente quelque chose d’important pour nous. »

Journaliste et traductrice auprès de l’agence de presse d’opposition Jin News (2), Deniz est moins optimiste : « Depuis 2015 et l’échec du processus de paix, les gens souffrent beaucoup et sont en colère. Ils veulent juste sortir de tout ça et vont massivement se prononcer pour le départ de l’AKP, c’est évident. Mais, le problème, c’est qu’Erdogan ne se laissera pas faire. » D’après la jeune femme, au moins 2 000 bureaux de vote devraient être déplacés par les autorités et encadrés par un important dispositif de sécurité, comme le prévoit la réforme du code électoral. « Cela veut dire beaucoup de choses, soupire Deniz. Comment se rendre aux urnes sereinement lorsque vous ne savez pas où aller ni comment cela va se passer… » Du même avis, Silan est inquiète : « Nous savons que ce genre de mesures autoritaires et arbitraires sont presque toujours appliquées au Kurdistan. Ils ont peur des votes des petits villages kurdes, qui risquent de compromettre la réélection d’Erdogan. »

Comme beaucoup d’autres à Diyarbakir, la journaliste surveillera le décompte des voix pour vérifier que son vote a bien été pris en compte, et espère que ces initiatives limiteront l’importance des fraudes. « Nous devons tout faire pour nous assurer que tout se passe correctement, reprend Deniz. Mais je reste inquiète. Si Erdogan gagne, les choses vont empirer pour nous. D’un autre côté, il n’acceptera pas la défaite. Le déclenchement d’une guerre civile est une éventualité. » Une possibilité, selon Sahin, qui relativise cependant : « Nous avons déjà vécu le pire. Jamais nous n’aurons peur de l’État. »

(1) Le 20 juillet 2015, l’attentat terroriste de Suruç a causé la mort de 32 personnes lors d’un rassemblement en solidarité avec le processus de reconstruction de la ville de Kobané, ville kurde de Syrie détruite par Daech.

(2) Jin News est une agence de presse engagée et entièrement composée de femmes.

Monde
Publié dans le dossier
Turquie : La démocratie étranglée
Temps de lecture : 8 minutes

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