Corinne Lepage : « Il faut réparer ce qu’on a détruit au XXe siècle »
L’ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage fustige la légèreté de l’administration face aux lobbys industriels.
dans l’hebdo N° 1509 Acheter ce numéro
Engagée dans la protection de l’environnement depuis ses débuts professionnels, actuellement chargée de la défense du Collectif Saint-Exupéry Vincennes (du nom d’un collège construit sur un ancien site industriel, source de pollution), Corinne Lepage en appelle à la responsabilité pour les générations futures.
Quand vous étiez ministre de l’Environnement (1995-1997), vous avez lancé un recensement des sites à fort risque de pollution. Quel était le contexte ?
Corinne Lepage : À l’époque, nous disposions d’une liste des sites Seveso, mais il fallait la mettre à jour et l’affiner. En 1996, j’ai demandé à mon ministère de lancer une première étude, qui a recensé 800 sites. Ce chiffre m’a laissée dubitative : l’Allemagne en comptait environ 10 000… De là est née une étude plus approfondie, qui est un peu l’ancêtre des bases de données Basias et Basol. Aujourd’hui, il y a des milliers de sites classés.
Le travail de diagnostic sur les établissements sensibles a été interrompu il y a quelques années. Pourquoi ?
Je ne sais pas ! Le fond du problème est qu’il n’y a personne pour payer la dépollution. Qui dit pollution historique dit souvent disparition des auteurs. Et notre législation a fixé des délais de prescription de trente ans. S’il n’y a plus personne à condamner, le poids financier – astronomique – retombe sur la collectivité. J’ai des dossiers de personnes qui acquièrent des sites pollués et deviennent ainsi détentrices de déchets. Ce sont des situations inextricables.
La France s’est tellement désindustrialisée que beaucoup d’entreprises ont mis la clé sous la porte en laissant les lieux dans un état épouvantable. J’ai vu un site amianté où l’administration avait « oublié » d’envoyer un arrêté de fin d’exploitation et de dépollution. Je me souviens d’un autre, de fabrication de piles, où des stocks étaient restés dans le sous-sol. Les herbes avaient poussé, le site avait été vendu, des permis de construire accordés. Quand les travaux ont commencé, on s’est rendu compte qu’il y avait des taux de plomb délirants !
Quand l’entreprise existe toujours, pourquoi n’est-ce pas le principe pollueur-payeur qui s’applique ?
Parce que les industriels vont voir l’administration et font valoir le risque pour l’emploi. Notamment ceux qui travaillent pour la Défense nationale. Alors que des petites boîtes pas très propres se retrouvent en correctionnelle, il y a une certaine « compréhension » de l’administration face à de gros industriels. D’autant que, pendant longtemps, les communes percevaient la taxe professionnelle.
Qui va payer la dépollution ?
Nous manquons de terres : tous les dix ans, on perd l’équivalent du Gard en surface agricole. Les entrées de ville sont polluées par des grandes surfaces à côté desquelles on a implanté des postes à essence qui laissent fuir du pétrole. Dans les dix ans, beaucoup d’hypermarchés fermeront et la question de la remise en état se posera. Jusqu’à quel niveau ? Les industriels diront que c’est aux collectivités d’agir si elles veulent un site plus propre. Mais celles-ci n’ont pas d’argent…
Je propose de créer des « fonds de réhabilitation » de plusieurs centaines de millions d’euros ayant pour objectif de réparer tout ce qu’on a détruit au XXe siècle : pollution des eaux et des sols, biodiversité, et même résilience pour le changement climatique. Ils seraient abondés par des dispositifs du type taxe carbone, mais cela ne suffira pas. Nous travaillons aujourd’hui pour nos enfants et petits-enfants, il faudrait donc permettre aux particuliers de transmettre de l’argent hors droits de succession et immobilisé pendant trente ans. Cela pourrait payer le complément de dépollution que personne ne peut assumer.
Sur le volet « santé », pourquoi n’est-ce pas le principe de précaution qui s’applique ?
Face à du plomb ou du cadmium, ça n’est plus de la précaution, mais de la prévention pure et dure ! Il n’y a aucune incertitude sur la dangerosité de ces produits ! Si notre système juridique paraît très sévère sur le papier, dans la vraie vie, les affaires en justice sont longues et les condamnations pour mise en danger délibérée de la vie d’autrui sont rares. La justice est démunie sur ce genre de dossier cumulant tous les obstacles : des victimes qui ont peu de moyens face à des procédures longues ; des juges d’instruction qui renâclent à ordonner des expertises que les plaignants n’ont pas les moyens de payer ; la charge de la preuve qui pèse sur la victime ; enfin, le lien de causalité entre un produit et une maladie est extrêmement difficile à établir.
Corinne Lepage Avocate, fondatrice de Cap 21 en 1996.