Hôpital du Rouvray : « Le manque d’effectifs crée de la maltraitance »

Après presque trois mois de mobilisation et 18 jours de grève de la faim, les personnels du centre hospitalier de Rouvray ont obtenu la création de 30 postes supplémentaires. Reportage.

Malika Butzbach  • 13 juin 2018 abonné·es
Hôpital du Rouvray : « Le manque d’effectifs crée de la maltraitance »
photo : Le 8 juin, des salariés du centre hospitalier et des cheminots venus les soutenir dressent une haie d'honneur à la directrice de l’ARS.© Malika Buzbach

Un véritable patchwork de banderoles recouvre le bâtiment de la direction psychiatrique du centre hospitalier (CH) du Rouvray, près de Rouen (Seine-Maritime). Les slogans de revendications et de soutiens multicolores se détachent dans la grisaille, ce 8 juin. Au centre de la façade, un immense drap annonce « Ici on crève. Leur réponse c’est : [un énorme doigt d’honneur est dessiné] »… Depuis le 1er juin, les agents du centre occupent les lieux. « Ici, on a faim de colère », clame une autre banderole, alors que le hall du bâtiment sert de lieu de repos à quatre grévistes de la faim. Sur les sept agents qui ont démarré ce mouvement le 21 mai, trois ont été hospitalisés. L’objectif de ce geste radical : obtenir la création de 52 postes et d’une unité d’hospitalisation pour les adolescents. Un carton indique 18, le nombre de jours qu’ils ont passés sans rien avaler.

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« Une grève de la faim, ça ne s’improvise pas », lance Barbara Grésil, une infirmière du centre qui exerce depuis vingt-sept ans. Elle prend un café avec des cheminots venus soutenir les grévistes du CH. Elle n’a pas dormi de la nuit pour veiller les grévistes. « Nous sommes deux la journée et trois la nuit, comme des nounous. On se relaie. » Il est bientôt 9 heures, elle va pouvoir passer la main à sa collègue qui arrive. Son visage, comme tous ici, est marqué par une grande fatigue. « J’ai l’impression de passer ma vie à l’hôpital ! Même quand je rentre, je lis tous les articles sur le sujet et, quand je dors, j’en rêve. » « Café ou cappuccino ? propose Éric. Hier il n’y en avait plus, alors me voici ! » Le jeune homme, qui souffre de troubles bipolaires, a été hospitalisé plusieurs fois au CH du Rouvray. « Les aides-soignants, les infirmiers, les psychologues… Tous ces gens se battent pour nous. C’est normal de les soutenir ! » Les infirmiers mobilisés avec les grévistes le remercient et l’invitent à boire une tasse avec eux. Mais la machine à café semble rendre l’âme. « Qui cédera en premier ? L’ARS ou la machine à café ? » plaisante une infirmière.

Voilà près de trois mois, depuis le 22 mars, que les salariés se heurtent au silence de l’agence régionale de santé (ARS), leur institution de tutelle. Finalement, des négociations ont eu lieu entre l’agence et une intersyndicale constituée de syndiqués et de non-syndiqués. Entre manifestations et interruptions, les échanges n’ont pas été de tout repos. Aujourd’hui sera le dernier jour de négociations. Mais, à cette heure, personne ne le sait encore.

À 10 heures, les voilà tous sur le pont. Gilets fluo des cheminots et blouses blanches des soignants et médecins forment une haie d’honneur sur le parvis pour accueillir Christine Gardel, directrice de l’ARS. Laquelle esquive en pénétrant dans la salle de réunion par une autre entrée. L’intersyndicale s’y rend à son tour. Ne reste qu’à attendre.

Agathe Chopart, infirmière et représentante CGT du personnel, passe en coup de vent. Aujourd’hui, elle est réquisitionnée : bien qu’en grève, elle va tout de même travailler. « Pas facile d’être gréviste dans l’hôpital public », sourit-elle. Son travail, elle l’aime. Mais elle souffre. « Nous sommes tout le temps sollicités. Il suffit de pénétrer dans le hall de l’unité pour qu’un patient nous demande une cigarette, un autre veut appeler sa famille, un autre encore ne se souvient plus où est sa chambre : il faut le raccompagner. En même temps, le téléphone sonne et il faut remplir la paperasse… Nous ne sommes pas assez nombreux ! À force de courir partout, on perd patience, on s’exaspère et, pour finir, on s’énerve sur tout le monde. Je me souviens d’une patiente qui appelait tout le monde “maman”_. C’était sa maladie. Ma collègue, épuisée, lui a crié :_ “Je suis pas ta mère !” Comment lui en vouloir ? Elle était à bout. On en vient à maltraiter les patients. Mais cette maltraitance est organisée par la baisse des effectifs : elle est institutionnelle. »

Outre le régime d’austérité auquel est soumis l’hôpital, le nombre d’hospitalisations aurait grimpé de 8,4 % entre 2014 et 2016, tandis que les effectifs n’auraient progressé que de 0,5 %_. « Dans notre travail, le temps est un outil de soins. On doit accompagner nos patients sur le long terme, on apprend à se connaître, on crée du lien humain,_ explique Pierre, infirmier. Sauf que, entre le turn-over des patients et les soignants qui ne peuvent leur consacrer du temps, cette relation est devenue impossible. » Faute de couchages en nombre suffisant, des lits de camp sont parfois installés dans les chambres. « Je me souviens avoir amené une femme qui avait peur de se montrer violente avec ses enfants. Psychologiquement, elle craquait. Elle a été hospitalisée le matin, le soir même elle était dehors… », se souvient Laura, membre du comité de soutien et assistante sociale.

En psychiatrie, les soins ne ressemblent pas à ceux des autres services. La majorité dentre eux reposent sur la parole, des activités et des loisirs._ « Avant, le dimanche était mon jour préféré_, raconte Marie, infirmière. Je le passais avec mes patients à discuter et à faire des séances beauté. Comment peut-on “coder” ça dans les procédures administratives ? Vernir les ongles d’une patiente, c’est une forme de soin. Mais, aujourd’hui, j’ai à peine le temps de leur donner à manger et de leur distribuer des médicaments. Ce n’est pas ça, mon travail ! » s’emporte la jeune femme.

« Malgré nous, on finit par faire de la merde, renchérit Marie-Pierre, psychologue dans le service. Mes patients me l’ont dit : il y a des journées où ils ne parlent à personne. » Assise à l’ombre, elle fixe ses collègues soignants qui discutent du sort des grévistes de la faim. L’annonce de cette grève a été un sacré coup pour les agents mobilisés. « On a passé une semaine dans l’incompréhension, à s’interroger. Mettre sa santé en danger pour défendre son travail, ce n’est pas rien. Mais, au-delà du jugement, il faut prendre acte de ce que ça révèle de notre institution et de l’absence de dialogue. »

La journée s’écoule lentement, au rythme des cigarettes fumées et des visites de soutien. Des étudiants de l’Institut de formation en soins infirmiers (IFSI) débarquent pour accrocher leur banderole et restent discuter avec Marc-Alexandre, un des grévistes de la faim. Puis vient Rachel, mère d’un enfant autiste qui a déjà été hospitalisé au CH. Membre du comité de soutien, elle est particulièrement touchée par l’une des revendications : la création d’une unité pour les adolescents. « Mon fils a 11 ans, dit-elle en le regardant jouer avec un chat. S’il est hospitalisé de nouveau, j’ai peur qu’on le mette avec des adultes. » C’est déjà arrivé, témoigne Marie. « Pas plus tard que la semaine dernière, on a eu un petit garçon de 11 ans dans l’unité des adultes, faute de place dans l’unité de pédopsychiatrie. Pour leur sécurité, on les met en chambre d’isolement. C’est très violent pour eux. Et nous, nous n’avons pas de formation spécifique pour les plus jeunes. Comment faire pour rassurer un enfant ? »

À 15 heures, le soleil et la bonne nouvelle arrivent en même temps : une unité pour jeunes malades va être créée ! « C’est dans le protocole de sortie de crise que l’inter-syndicale va signer », triomphe Sébastien Ascoet, cadre de santé CGT. La négociation vient en effet de déboucher sur la création de 30 postes supplémentaires et d’une unité hospitalière spécialement aménagée (UHSA), qui prend en charge des personnes incarcérées nécessitant des soins psychiatriques en hospitalisation complète.

Dix-huit jours de grève de la faim pour se faire entendre, c’est tout de même cher payé. « Je ne l’explique pas, murmure Sébastien Ascoet_. Quel gâchis. »_ Mais l’heure est à la fête. « Cette victoire, c’est avant tout de la considération. Cela faisait bien longtemps que nous n’en avions pas reçu ! » s’exclame Agathe, infirmière. Elle et ses collègues le savent : le Rouvray ne sera plus jamais le même. « Mais notre réussite, à travers la médiatisation de notre combat, est surtout d’avoir permis quun autre regard sur la psychiatrie soit posé », ajoute la jeune femme. Elle s’interrompt pour prendre dans ses bras une de ses collègues qui pleure en silence. « Je ne sais pas si ce sont des larmes de fatigue après ces semaines intenses, de joie pour l’accord, ou parce que je vais enfin rentrer chez moi à l’heure », lâche-t-elle dans un sourire humide.

Dans la foule, les grévistes avalent enfin un morceau sous les applaudissements. Thomas Petit, l’un des premiers à avoir arrêté de s’alimenter, est acclamé au moment où il part faire des examens de santé. Ceux qui restent prennent le micro, émus. Tous s’accordent sur un point : si la bataille est gagnée, il reste bien des combats futurs. Pour ce qui est du présent, « rendez-vous le 21 juin pour fêter ça autour d’un café solidaire ! », lance une syndicaliste. Manos Kappatos, ancien gréviste de la faim, l’interrompt : « Plutôt qu’un café, moi, je propose un barbecue solidaire, parce que vous, je sais pas, mais moi, j’ai une de ces faims ! »

Santé
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