James Nachtwey : Le contraire de la guerre
La Maison européenne de la photographie, à Paris, propose une rétrospective du travail de James Nachtwey, grand photoreporter. Une déambulation dans les torts et travers du monde.
dans l’hebdo N° 1509 Acheter ce numéro
Au Salvador, en 1984. Une patrouille de l’armée piégée par des guérilleros. On transporte les blessés sur le terrain de foot du village. Échappées d’une église, des fillettes en robe blanche regardent cette évacuation comme un spectacle. Dix ans plus tard, à Mostar, en Bosnie-Herzégovine. Une chambre en désordre. Un lit défait, des papiers peints arrachés. Derrière les persiennes, un milicien croate armé vise ses voisins musulmans. La campagne de nettoyage ethnique a commencé. Le lieu intime de la chambre est devenu un espace de barbarie.
Plus tard, à Kaboul, dans une ville en carcasse, une femme en burqa caresse une stèle funéraire. Une tombe parmi d’autres dans ce cimetière afghan. Une veuve parmi d’autres, terrassée par le régime des talibans. Le cadre a des allures de désert lunaire, de bonds en rebonds d’un sol planté de stèles. En Tchétchénie, en 1996, Grozny crève de ses béances. Ce sont des corps abattus dont le sang cherche la bonne pente, des flingueurs en embuscade, des femmes exténuées dans leur défaite intime. L’empilement des visages dans un espace resserré rend compte des tensions guerrières.
Idem au Kosovo, en 1999, au moment des moissons. Les Kosovars albanais peuvent enfin rentrer chez eux après l’offensive militaire de l’Otan contre les Serbes. Un paysan s’en va à la terre, quatre faux sur le dos. Une ferme, sous un ciel chargé de menaces, s’élève au-dessus de lui. Dans ce paysage apocalyptique, la faux martèle le poids de sa moisson de morts. Le hasard a son échelle de symboles. À l’orée du XXIe siècle, une version moderne de la Pietà de Michel-Ange se joue au Darfour, terrassé par une répression politique du gouvernement central et plongé dans les pénuries alimentaires : sous une moustiquaire, le fiston est allongé, vêtu d’un linceul blanc, sa mère au-dessus de lui, accroupie, son corps dessinant un arc tendu dans la désolation et le désarroi.
Ces quelques images relatent une fin de siècle et le début d’un autre qui n’entend pas plus rigoler dans les chaumières. Au reste, il n’y a pas de chaumières sur ce terrain boueux de l’universelle vacherie. Des images signées James Nachtwey, inscrit dans la lignée de Robert Capa ou de David Douglas Duncan, et l’un des plus importants photographes de guerre, véritable Larousse des tumultes, bottin sanglant des ténèbres. Celui dont le travail, au cours de plusieurs décennies, permet de conserver la mémoire visuelle de la violence des conflits dans le monde.
Né à Syracuse, dans l’État de New York, en 1948, Nachtwey a été tôt nourri des images de la guerre en Corée, puis au Vietnam, de celles des marches pour les droits civiques. Avant d’entamer des études d’histoire de l’art et de sciences politiques. En 1976, il trouve un premier poste de photoreporter dans un journal au Nouveau-Mexique ; quatre ans après, il s’installe à New York en photographe indépendant pour tourner son objectif vers les territoires en guerre, convaincu que « la sensibilisation du public reste essentielle pour provoquer un changement ». La Maison européenne de la photographie, à Paris, lui consacre une rétrospective en près de 140 images (de 1984 à 2016), en noir et blanc et en couleur.
La destruction de Jénine par l’armée israélienne, le World Trade Center (il y est ce jour-là), les conflits interethniques dans les Balkans, le génocide au Rwanda… Témoignages désolants de l’horreur. « La force de la photographie, confiait il y a quelques années James Nachtwey, réside dans sa capacité à évoquer ce qu’est l’humain. Si la guerre constitue une tentative pour nier cette humanité, alors la photo peut être comprise comme le contraire de la guerre et, utilisée à bon escient, devenir un remède très efficace. » James Nachtwey, en porte-parole de toutes les victimes.
La guerre, donc ; mais pas seulement. Le sismographe des marasmes et des calvaires est aussi présent pour cadrer la famine en Somalie, avec ses chariots de corps décharnés, alignés tête-bêche dans un terrain vague, taillés comme des cure-dents façon Giacometti, l’œil palpité ; les asiles et les orphelinats au moment de la chute de Ceausescu, avec leurs patients encagés, estropiés, mains liées, sauf pendant la gamelle ; les effets de l’agent orange au Vietnam, avec ses victimes aux membres amputés ; les ravages de la pollution industrielle en Europe de l’Est ; la cosmogonie des drogues et de ses usagers, prisonniers de leur isolement physique et mental ; le sida et la tuberculose, au Cambodge et en Inde…
Chaque fois, le photographe prend le temps de composer. À l’occasion, dans l’œil du cyclone, James Nachtwey rapproche son objectif de son sujet pour des visages lacérés, meurtris, hagards (le choléra au Rwanda, la famine en Somalie, les sans-abri en Indonésie, camés à la colle). Il force à regarder de plus près. En témoigne la dernière partie de cette exposition, tournée vers les migrants échouant sur l’île de Lesbos ou en Croatie, en 2016.
On pourrait penser qu’il y a chez Nachtwey une esthétisation des souffrances (a fortiori quand l’image est retouchée, les contrastes augmentés, après que ses argentiques ont été numérisés). En réalité, il tente avec l’image d’apporter « une part de spiritualité ». Avec une pointe de compassion. « Mon travail photographique est fondamentalement lié à l’instinct humain, celui qui l’emporte quand les règles de la civilisation et de la socialisation volent en éclats, dit-il aujourd’hui. À ce moment-là, la loi de la jungle prend le dessus. Violence et revendications territoriales s’imposent alors, charriant avec elles leur lot de cruauté, de terreur, mais aussi un esprit de survie ancestral. » Mécanisme sombre et terrifiant, il en convient.
Memoria. Photographies de James Nachtwey, Maison européenne de la photographie, 5-7, rue de Fourcy, Paris IVe, jusqu’au 29 juillet.
L’Enfer, James Nachtwey, Phaidon, 1999.