La grande braderie des biens publics
Les privatisations annoncées dans la loi Pacte manifestent la volonté du gouvernement de limiter le rôle économique de l’État au minimum. Et d’étendre l’emprise du marché.
dans l’hebdo N° 1509 Acheter ce numéro
Les privatisations sont de retour. Que ce soit pour des motifs budgétaires, satisfaire aux exigences de Bruxelles, ou redéfinir les contours de l’État, le gouvernement d’Emmanuel Macron conduit par Édouard Philippe est bien décidé à céder à des intérêts privés une part importante du patrimoine public et des services publics. Ceux de l’État sur lequel il a la main. Mais aussi ceux que gèrent, directement ou indirectement, les collectivités locales, quitte à les y contraindre. Car il existe plusieurs moyens de diminuer le périmètre de la puissance publique, sur lequel les citoyens peuvent agir via leurs élus, pour étendre celui du marché, qui ne connaît que le choix des consommateurs.
Le principal consiste à vendre des entreprises publiques ou les actifs que l’État détient à travers l’Agence des participations de l’État (APE), BPI France et la Caisse des dépôts et des consignations (CDC) dans des sociétés cotées. C’est le choix du gouvernement claironné par Bruno Le Maire depuis l’été dernier. En application du programme d’Emmanuel Macron, assure-t-il. Pas tout à fait ! Candidat, ce dernier disait vouloir doter le Fonds pour l’industrie et l’innovation, qu’il projetait de créer, « de 10 milliards d’euros issus des actions d’entreprises possédées de manière minoritaire par l’État ». Or ce n’est pas le cas dans deux des trois sociétés visées dans le projet de loi Pacte (« plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises ») présenté en conseil des ministres le 18 juin. Cette loi doit lever les contraintes légales qui obligeaient l’État à détenir la majorité des parts d’Aéroport de Paris (ADP), le tiers de celles d’Engie (ex-GDF-Suez) et la quasi-totalité de celle de la Française des jeux (FDJ).
Ces trois cessions pourraient toutefois être suivies de beaucoup d’autres, qui ne nécessiteront pas de passer par la loi, et inaugurer le plus grand plan de privatisation depuis le gouvernement de Lionel Jospin ; 31 milliards d’actifs avaient été cédés au tournant des années 2000. Pour limiter le rôle économique de l’État au minimum, comme le souhaite le Président, Bercy envisage en effet de ne maintenir sa participation que « dans les secteurs stratégiques comme la défense et le nucléaire civil, dans les grandes entreprises de service public national (SNCF, La Poste, RATP…) et dans les entreprises qui présentent un risque systémique », selon Les Échos.
L’agence des participations de l’État va ainsi céder une partie des 100 milliards d’euros d’actifs qu’elle possède dans 81 sociétés publiques ou partiellement publiques, dont notamment Peugeot, Renault, Air France et Orange. Comme elle l’a déjà fait entre 2016 et juin 2017 en vendant des parts des aéroports de Nice et de Lyon, de Safran, d’Engie, de PSA (pour un total de 5,3 milliards d’euros d’actifs) et, depuis l’élection de Macron, en cédant des titres d’Engie et Renault (pour 1,6 milliards d’euros). Ce vaste mouvement devrait s’intensifier avec la vente d’infrastructures comme les ports (Marseille, Fos, Le Havre, Saint-Nazaire, La Rochelle, etc.) ou les aéroports de Bordeaux, de Montpellier ou encore de Strasbourg.
La justification économique de ces ventes reste toutefois fragile. S’il s’agit d’abord d’alimenter à hauteur de 10 milliards d’euros le Fonds pour l’innovation et l’industrie, l’argent récupéré sera placé sur les marchés financiers et seul son rendement, évalué entre 200 et 300 millions par an, ira à l’innovation. C’est à peu près ce que rapportent chaque année en dividendes les seules participations dans ADP et la FDJ.
Le cash que l’État espère obtenir de ses cessions d’actifs est en effet à mettre en regard de ce que ces participations lui rapportent chaque année (3,5 milliards d’euros). C’est ce qu’a cruellement mis en lumière le scandale de la privatisation des autoroutes, initié en 2002 sous Jospin et conclu en 2005-2006 sous Villepin. Rien qu’en 2016, les sociétés d’autoroutes ont versé pas moins de 4,7 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires. À titre de comparaison, l’État en avait cédé la gestion pour vingt-cinq ans pour… 15 milliards. On réalise le manque à gagner, d’autant que le prix des péages a grimpé de 20 % et que les emplois ont fondu d’un tiers. Par ailleurs, les soupçons de conflit d’intérêts planent, car les géants du BTP Eiffage et Vinci, qui ont récupéré les concessions, font travailler leurs filiales dans les travaux d’entretien. Tandis que le gouvernement refuse de publier les contrats qui les lient aux concessionnaires, y compris après la prolongation de la concession, décidée alors qu’Emmanuel Macron était ministre de l’Économie.
L’autre intérêt du projet, avancé par le gouvernement, est d’embellir les comptes publics, à court terme. Au-delà de 10 milliards d’euros, le fruit de la vente des « bijoux de famille » ira au désendettement de l’État ou servira à couvrir le montant de la reprise de la dette de la SNCF.
Petit tour d’horizon (non exhaustif) de la grande braderie du patrimoine public envisagée par le gouvernement qui ne la limite pas à celui de l’État.
La Française des jeux
L’entreprise connaît une très bonne santé financière, grâce au monopole légal dont elle jouit sur les jeux de grattage et de tirage (loterie), monopole qui sera préservé après sa privatisation. Avec 181 millions d’euros de bénéfice en 2017, elle verse 90 millions à l’État sous forme de dividendes, plus une taxe de 3,3 milliards d’euros qui, elle, n’est pas remise en question par la privatisation. FDJ affiche surtout une croissance de 38 % depuis 2015, avec de beaux jours devant elle. Or, le fruit espéré pour la vente sur les marchés financiers oscille entre 1 et 2 milliards d’euros selon les estimations. L’État renonce donc à un placement sans risque pour un bénéfice limité à moyen terme.
Par ailleurs, les jeux d’argent ne sont pas une activité comme une autre. Ils présentent des risques de fraude ou de blanchiment, ainsi qu’un important risque d’addiction. La Française des jeux a, par exemple, transformé en 2014 les règles du « Rapido », un de ses jeux les plus rentables, constatant qu’il était particulièrement addictif. Pour prévenir ces risques, Bercy entend créer un organisme de régulation « indépendant », dont les contours ne sont pas encore connus.
Le groupe ADP
La privatisation d’Aéroports de Paris (Roissy, Orly et Le Bourget) est l’autre très belle affaire à ne pas manquer pour les fonds d’investissement dits « d’infrastructure ». L’État gagnait 174 millions de dividendes par an, grâce à un niveau de rentabilité de 10,2 %, supérieur à la moyenne des participations de l’État (7,9 %). Il espère tirer 8 milliards d’euros de la cession de ses titres, soit un chèque un tiers inférieur à ce que représenteraient soixante-dix ans de dividendes au niveau de 2017. Chiffre qu’il faudrait estimer au regard de l’expansion du trafic aérien (+5 % par an en moyenne), qui laisse espérer à ADP une explosion de ses bénéfices dans les années à venir.
Le dossier est également hautement stratégique pour l’industrie française du tourisme comme du point de vue sécuritaire. Et aussi parce qu’ADP est propriétaire de 450 hectares de terrains autour des pistes, qui pourraient accueillir de beaux projets immobiliers.
L’entreprise jouit d’une position monopolistique qui pourrait inciter le futur propriétaire à augmenter ses tarifs ou à baisser la qualité de services, au détriment des compagnies aériennes, qui, d’ailleurs, voient rouge : « Le coût médian d’un demi-tour pour un A320 est 12 % plus élevé sur un aéroport privé que sur un aéroport 100 % public », explique Brian Pearce, économiste à l’Association internationale du transport aérien (Iata), sur la base d’une étude interne couvrant 90 aéroports (La Tribune). « Aucune privatisation d’aéroport ne s’est déroulée de façon satisfaisante », abonde le président de l’association, Alexandre de Juniac. La députée FI Clémentine Autain, dont la circonscription recouvre une partie de la zone aéroportuaire de Roissy, s’inquiète aussi de conséquences sociales pour le groupe ADP, qui revendique d’impacter 2 % de l’emploi en France (340 290 emplois directs et indirects, source ADP), rappelant dans une question écrite à l’Assemblée, fin mars, que _« depuis l’ouverture du capital d’ADP, ce sont déjà 1 500 postes qui ont été supprimés ».
L’État a imaginé un système de concession sur mesure pour ADP, avec un « contrat de régulation » censé limiter les augmentations de péages : les aéroports sont cédés pour soixante-dix ans, mais l’État récupère le tout à l’issue de la concession.
Engie
Le gouvernement supprime le seuil minimal de capitaux publics (24 %) dans l’ex-GDF-Suez, afin de pouvoir vendre ses actifs au compte-gouttes. Idem pour GRTgaz, la filiale d’Engie en charge des réseaux français de gazoducs. « Un risque majeur pour les infrastructures stratégiques de transport de gaz naturel », a réagi la CFE-CGC Énergies. Sur le plan comptable, cette cession est également discutable, Engie ayant versé 550 millions d’euros de dividendes à l’État en 2017. La vente de toutes ses participations, certes peu probable, lui rapporterait 8 milliards d’euros au cours actuel de la Bourse. Pour la CGT, cette annonce est surtout négative en matière de politique énergétique « alors qu’un pôle public de l’énergie est indispensable au service des usagers et des citoyens ».
Barrages hydrauliques
La mise en concurrence de 150 barrages hydrauliques de plus de 20 mètres d’ici à 2022 est tout aussi incompréhensible en regard des besoins en matière de transition énergétique. Ce processus imposé par Bruxelles, amorcé par les socialistes en 2014, a été confirmé le 7 février par Édouard Philippe. Les barrages français sont pourtant rentables et fournissent 12,5 % de la production d’électricité française (et la moins chère) et 70 % de l’énergie renouvelable. Le secteur déplore aussi le fiasco de la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, en 2014. L’américain se désinvestit fortement de l’activité hydraulique (fabrication et maintenance des turbines), malgré son indéniable intérêt stratégique, le patrimoine industriel qu’il représente et sa promesse de créer 1 000 emplois lors du rachat.
Logement social
Le gouvernement entend le révolutionner. Son credo : en supprimant des réglementations pour faire baisser les coûts de construction – la loi Elan réduit notamment de 100 % à 10 % l’accessibilité obligatoire pour les personnes handicapées –, les promoteurs seront capables de construire des logements moins chers. Les bailleurs sociaux voient donc leur enveloppe d’argent public diminuer de 2 milliards d’euros (1). Pour compenser cela, ils sont amenés à vendre 40 000 logements sociaux par an, y compris par immeubles entiers, au lieu de 8 000 actuellement, pour financer des constructions nouvelles, et la Caisse des dépôts met à disposition des facilités d’emprunt. Un basculement vers une logique marchande qui risque d’accélérer le phénomène de gentrification et favoriser la construction de faible qualité.
Partenariats public-privé
On connaissait les PPP pour les grands travaux d’infrastructure (stades, lignes de train à grande vitesse, bâtiments publics). Ils se sont aussi banalisés dans la gestion des hôpitaux, de certains collèges, notamment en Seine-Saint-Denis, de prisons ou de système de vidéosurveillance comme à Paris. Marseille entend franchir un nouveau cap, en confiant la reconstruction de 28 écoles et la construction de 6 autres à des groupes immobiliers en échange de vingt-cinq ans de gestion des bâtiments. Les constructeurs avanceront les coûts de construction, mais seront remboursés par une redevance payée par la ville pendant toute la durée de la concession. Selon le projet, encore contesté lors du conseil municipal de Marseille du 25 juin, les groupes immobiliers pourront se payer en « valorisant » les terrains constructibles qui jouxtent les écoles, par des projets immobiliers (2). Y compris en superposant une école au rez-de-chaussée avec des logements ou des bureaux aux étages.
La liste des griefs contre ces PPP est longue. Perte de contrôle démocratique, endettement des collectivités, opacité… Les appels d’offres « ouvrent la voie à des offres particulièrement offensives et non viables », note l’OCDE dans une récente étude sur les PPP dans les infrastructures de transport. Les contrats sont ensuite renégociés dans une écrasante majorité des cas : 74 % des contrats de stationnement urbain ont été renégociés en France, note par exemple une étude sur le sujet (3). Ce qui fait dire à la Cour des comptes européenne, en mars 2018, que « les partenariats public-privé ne peuvent être considérés comme une option économiquement viable pour la fourniture d’infrastructures publiques ». Cette mauvaise presse a entraîné une stagnation du nombre de PPP, mais ils refont aujourd’hui surface sous une forme juridique légèrement différente, les « Semop » (société d’économie mixte à opération unique), présidées par un représentant de la collectivité. Un contrôle théoriquement accru, qui ne rompt pas avec le mélange des genres entre intérêt privé et intérêt général.
(1) Chiffre pour 2020, dont 1,5 milliard au titre de la répercussion imposée de la baisse des APL.
(2) Marsactu, 30 mars 2018.
(3) La renégociation dans les PPPs : risques et opportunités, Jean Beuve et al., IAE-Panthéon-Sorbonne, 2012.