La pollution des sols en accusation

Ignorée jusque dans les années 1980, la pollution des sites laissés par l’activité industrielle fait l’objet d’une prise de conscience progressive, qui explose à la lumière de quelques scandales.

Ingrid Merckx  • 27 juin 2018 abonné·es
La pollution des sols en accusation
© photo : À Montreuil, où des cas suspects de leucémie se sont déclarés, les riverains de la Snem manifestent leur colère.Martin BUREAU/AFP

Devant l’usine verte à Montreuil, le 10 juin, les enfants affichaient des têtes de mort.

Quels sites concernés par quels polluants ?

Sont nommés « sites pollués » d’anciennes usines à gaz, des dépôts d’hydrocarbures, des sites chimiques et pharma­ceutiques, des ateliers de mécanique, des garages et casses automobiles, des sites de traitement de surface et fonderies de métaux, des pressings et ateliers de nettoyage à sec, des décharges, carrières et gravières remblayées, des mines, des sites ayant connu une pollution accidentelle… Sans compter les sites d’usine encore en activité. Y sont utilisés les polluants suivants :

– Hydrocarbures courants : essences, gazole, fioul domestique, kérosène, solvants (stations-service, dépôts de stockage, installations de transport, raffineries, systèmes de chauffage).

– Solvants chlorés : éthènes chlorés, trichloréthylène (TCE, décrété cancérigène par le Circ en 2012), tétrachloréthylène (PCE), chlorure de vinyle, méthanes chlorés et éthanes chlorés (dégraissage, traitement de surface, industrie mécanique et chimique, industrie du plastique, nettoyage à sec).

– Hydrocarbures aromatiques polycliniques (HAP).

– Métaux et métalloïdes (traitement du bois, traitement de surface, métallurgie, imprimerie), dont le cadmium (décrété cancérigène par le Circ en 1993).

– Pesticides, cyanures, nitrates, chlorures et sulfates (explosifs, traitement du bois).

– Plomb. L’intoxication au plomb engendre une maladie : le saturnisme. Il n’existe pas de seuil en dessous duquel il est sans danger.

À la « fête du trichlo » à Romainville, le 1er juin, ils faisaient la quête dans de petits cercueils : « Un don pour le cancer ? » Plusieurs cas de leucémies rares à Montreuil, dans le quartier de la Snem, entreprise spécialisée dans le traitement de pièces métalliques destinées à l’aéronautique (1). Plus de vingt cancers à Romainville dans le périmètre de l’ancien site de l’usine Wipelec. Chrome VI à Montreuil. Trichloréthylène (TCE) à Romainville. Sur quelle surface et jusqu’à quelle profondeur la pollution s’étend-elle sous ces deux villes de Seine-Saint-Denis fortement marquées par leur passé industriel ?

Une étude épidémiologique est menée depuis 2016 par l’agence régionale de santé (ARS) à Romainville. Une « opération sentinelle » a été lancée à Montreuil, où les riverains enquêtent sur l’état de santé des voisins immédiats de l’usine, les salariés étant théoriquement dépistés par la médecine du travail. Sauf que la Snem est au bord de la liquidation judiciaire. Qui va assumer la sécurisation du site et la dépollution ? À Romainville, les travaux sont presque achevés. Mais la pollution a grimpé dans les maisons avoisinantes : apparemment, remuer la terre a favorisé le dégazage des polluants présents dans les sols.

Héritage industriel

Sur plusieurs sites, des chantiers et des opérations d’aménagement révèlent des pollutions contenues dans le milieu souterrain et qui se répandent dans l’air et l’eau. Ignorées, méconnues, elles font cruellement remonter à la surface le passé industriel de la France, qui voit aujourd’hui disparaître ses usines. En zones urbaines, la pression est énorme pour convertir des friches à l’abandon et construire des logements, des écoles ou des hôpitaux sans favoriser l’étalement urbain. Aussi, les villes confient à des promoteurs des travaux soumis aux nouvelles normes environnementales. La loi Alur (2014) leur impose des diagnostics sur l’état des sols et les risques naturels et miniers, mais qui contrôle ? À Vincennes (Val-de-Marne) la -réhabilitation d’une aile du collège Saint-Exupéry, qui date de la fin du XIXe siècle, a mis en évidence une pollution insoupçonnée.

Montreuil, Romainville, Vincennes : trois exemples d’un combat qui émerge sur le thème des sols pollués et qui est porté en justice par des habitants, des parents d’élèves et d’anciens salariés. Ces trois affaires sont défendues par des cabinets d’avocats parmi les plus en pointe sur la santé environnementale (François Lafforgue à Montreuil, Marie-Odile Bertella-Geffroy à Romainville et Corinne Lepage à Vincennes). À Vincennes, commune marquée par l’affaire Kodak et ses cancers pédiatriques en 1999, les autorités ont été assez promptes à réagir. Vingt ans plus tard, l’histoire se répète.

Écoles touchées

« Votre école est-elle toxique ? », alertait l’association écologiste Robin des bois dans une enquête choc, publiée le 18 septembre 2017. Depuis 2012, le ministère de l’Écologie a lancé une campagne « pour mieux connaître l’empreinte des activités industrielles et commerciales des XIXe et XXe siècles sur les bâtiments accueillant des enfants et des adolescents ». Ces données étaient accessibles sans avoir été réellement rendues publiques. Sauf que les résultats sont restés « relativement confidentiels ». Robin des bois les a compilés. Et la campagne aurait été interrompue. Aussi, la carte des sites sensibles est peut-être incomplète, des sites présentés comme non contaminés n’ayant tout simplement pas été diagnostiqués. Il n’empêche, explique Robin des bois : « L’enfance n’est pas la seule victime potentielle du passé. Les enseignants, les auxiliaires de scolarité, les employés de gardiennage, de maintenance et d’encadrement hébergés dans des logements de fonction sont aussi exposés. » Sans compter les riverains.

Quel impact sur la santé ?

Comme toujours dans les affaires de contamination, difficile d’établir un lien entre une source de pollution et le développement de maladies, qui peuvent survenir longtemps après l’exposition aux polluants. « Pas de danger pour la santé », affirmaient les autorités à Vincennes, le 15 novembre, alors même qu’elles décidaient d’un déménagement immédiat du collège, ce qui a laissé parents d’élèves et salariés pantois. « Et si quelque inquiétude, allez voir votre généraliste ! » Mais, hormis des cas déjà graves, les généralistes seraient bien en peine de détecter des problèmes de santé liés à une exposition dangereuse. « On voit difficilement comment il leur reviendrait d’évaluer les risques et de prescrire le suivi médical et/ou biologique adapté », commente Pierre Chirac, de la revue indépendante Prescrire. « Les données de biosurveillance de la population restent globalement sous-développées », signalait Prescrire en octobre 2010.

Le deuxième plan national santé-environnement (2009-2013) prévoyait « un programme pluriannuel de biosurveillance de la population française couplé à une enquête de santé plus large et incluant le dosage des polluants émergents ». Qu’en est-il en 2018 ? « En octobre 2012, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé le TCE dans le groupe 1 des agents dont la cancérogénicité pour l’espèce humaine est certaine », glissait notamment un rapport sur l’exposition environnementale au TCE chez les riverains de sites pollués en Île-de-France, réalisé en 2012 par le docteur Garnier pour le compte de Santé publique France, antenne exécutive de l’ARS.

Impossible dépollution

Face à l’ampleur des chantiers et au poids des entreprises donneuses d’ordre, les principes de précaution et de prévention ne pèsent pas lourd. La problématique des sites et sols pollués émerge cependant grâce à des scandales révélés par des riverains. À Marseille, l’équipe du magazine « Envoyé spécial » a fait réaliser des prélèvements de cheveux sur les élèves d’une école voisine d’un site pollué et publié une carte recensant une centaine d’écoles potentiellement contaminées. Des salariés commencent à parler. « La prise de conscience est récente, observe Christel de La Hougue, déléguée générale de l’Union des professionnels de la dépollution des sites (UPDS). On gère aujourd’hui des pollutions historiques et les conséquences des conversions d’usines démolies et reconstruites sans précautions, potentiellement à côté d’écoles. Avant les années 1980, on ne se posait pas de questions. » L’existence d’individus peu scrupuleux, voire criminels, n’est pas à exclure, mais « les industriels mettent aujourd’hui en œuvre des mesures afin de limiter les pollutions, comme des citernes etnterrées avec une double enveloppe métallique ».

Dépolluer totalement est impossible : les professionnels qui en sont chargés ne retirent pas la pollution, ils la limitent, la canalisent et, surtout, « remettent en état » des sites en fonction de leur usage futur : ainsi, les exigences ne sont pas de même niveau selon que le promoteur destine le site à devenir un parking, des logements, une école ou un hôpital.

Des services publics défaillants ?

Une première circulaire est parue en 1993, stipulant qu’il fallait « traiter les sites ». La France n’ayant pas établi de valeurs seuils, les dossiers sont traités au « cas par cas », ce qui nécessite l’intervention d’un bureau d’études chargé des analyses et des prélèvements sur les sols, les eaux et les gaz souterrains – déterminés en fonction de l’histoire du site, de la qualité du sol, des sources de pollution possibles et de l’usage futur des lieux. Il existe différents polluants, types de sols et usages. Le bureau d’études doit faire la synthèse. « L’évaluation des risques est une énorme responsabilité », précise Christel de La Hougue. Une méthodologie a été publiée par le ministère en 2007 et mise à jour en 2017. « C’est un peu notre bible », glisse la déléguée générale de l’UPDS, une union née en 1992 et qui regroupe aujourd’hui 47 sociétés adhérentes. Ce document, ainsi que d’autres guides techniques réalisés par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), permet des études homogènes, auxquelles s’ajoute un ensemble croissant de normes et de certifications (normes NF X31-620, NF X31-614, NF X31-615…).

C’est dans les interprétations des résultats qu’il peut y avoir des variations. Plus les diagnostics sont pointus, plus ils coûtent cher et engendrent des travaux importants. Certains industriels ont-ils tendance à les limiter ? « Ils prendraient alors des risques de découvrir des substances pendant les travaux, ce qui engendrerait des coûts encore plus importants », estime Christel de La Hougue. Ils prendraient aussi le risque de voir la justice se retourner contre eux. Mais à quelle échéance ? Et pour quelles condamnations ?

Si des normes et des certifications encadrent en amont, qui contrôle le business des industriels, des aménageurs-promoteurs et des professionnels de la dépollution ? Les instances comme les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) ont des moyens humains limités. Les préfectures distribuent arrêtés de remise en état et -procès-verbaux de mise en conformité, mais les délais d’application sont longs et les services techniques opaques. Restent deux inventaires publics et consultables en ligne réalisés par le BRGM avec les Dreal : Basol, qui décompte les sites (environ 6 000) où les pollutions sont avérées, et Basias, qui recense tous les sites potentiellement pollués (2).

Maintenant que l’on sait…

Napoléon passe pour être à l’origine de la réglementation française, via un décret qui, en 1810, a classé en trois catégories les établissements : dangereux, insalubres et incommodes. Autre date clé : 1976, qui grave dans la loi les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). C’est l’année où explose un réacteur chimique près de Seveso (Italie), où un nuage de dioxine touche 37 000 personnes. L’Europe publie deux directives sur la prévention des risques technologiques : Seveso devient une sorte de label.

Aujourd’hui, la pollution des sous-sols est questionnée pendant l’exploitation industrielle d’un site et au moment d’une cessation d’activité, d’une transaction foncière et de projets d’aménagement et de construction. Mais l’ampleur du phénomène reste sous-estimée. Et la pile de dossiers sensibles enfle. « On paie les erreurs du passé », commente Christel de La Hougue. D’un temps où l’on ne savait pas. Mais maintenant que l’on sait, fait-on tout le nécessaire ? À Romainville, les riverains se sont vu conseiller d’ouvrir les fenêtres…

(1) Lire « Une usine toxique au pied des écoles » sur Politis.fr et l’enquête dans Politis du 19 octobre 2017.

(2) Basol : basol.developpement-durable.gouv.fr Basias : www.georisques.gouv.fr (voir « Dossiers thématiques »).

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