L’arme des marchés
L’économiste Jacques Rigaudiat déconstruit avec efficacité l’idéologie de la dette.
dans l’hebdo N° 1506 Acheter ce numéro
Comment et quand en sommes-nous arrivés là ? Comment ce qui était le champ du débat démocratique, et qu’on nommait politique, a-t-il soudain été remplacé par une comptabilité vétilleuse jalonnée de « reportings », d’évaluations et de contrôles de gestion qui infantilisent les peuples ? À ces questions, l’économiste Jacques Rigaudiat, qui fut conseiller social de Jospin et de Rocard, apporte des réponses d’une grande clarté. Le tour de passe-passe s’opère autour du concept de dette. Et le grand tournant est l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, en 1993, qui a transformé en code disciplinaire le nouveau rapport de force résultant de la mondialisation. L’arnaque – car c’en est une – a consisté, nous dit Rigaudiat, à identifier la « dette publique » à ce qu’il nomme « dette maastrichtienne » dont « nulle créance n’est défalquée ». En oubliant les actifs d’un État ou d’un service public, les magiciens de l’ordolibéralisme parviennent rapidement à faire exploser l’endettement. Ils n’ont ensuite aucun mal à démontrer que les peuples « vivent au-dessus de leurs moyens » et à contraindre les gouvernements aux fameuses réformes « qui s’imposent ».
Rigaudiat parle, à la manière de La Boétie, de « servitude volontaire ». Une fois le système en place, un discours culpabilisant invoquant le bon sens bourgeois (« on ne vit pas au-dessus de ses moyens ») fait le reste. Or, un véritable nœud coulant antisocial ne cesse de se resserrer. Les États, et par conséquent les peuples, ne sont pas seulement montrés du doigt pour leur irresponsabilité dispendieuse, ils perdent leur autonomie. Le traité de Maastricht les soumet directement au diktat des marchés. Son article 104, que confirmera par la suite le traité de Lisbonne de 2007, interdit à la Banque centrale européenne « d’accorder des découverts ». Les prêteurs seront désormais privés. Pour lutter contre l’endettement, l’État n’a plus de prêteurs institutionnels. Ce sont les marchés qui deviennent ses seuls créanciers. Rigaudiat a une formule dont la justesse fait froid dans le dos : « L’État devient privé. » La corporate gouvernance remplace la politique.
On voit combien, dans un tel paysage, un personnage comme Macron est l’homme de la situation. Entre l’État et les marchés, nous dit Rigaudiat, « c’est le vide ». Et c’est aussi le vertige qui s’est emparé des démocraties. L’auteur étend ensuite sa démonstration aux administrations. Les pages consacrées au déficit de la Sécurité sociale sont particulièrement édifiantes. Où l’on voit que ce déficit, en partie artificiel, sert in fine à financer des entreprises. La dette est bien devenue une « arme de dissuasion massive » pour le modèle social français. Rigaudiat n’élude pas la question politique, la nécessaire remise en cause des traités avec, comme corollaire, un affrontement que l’auteur croit inévitable avec l’Allemagne.
La Dette, arme de dissuasion sociale massive, Jacques Rigaudiat, éditions du Croquant, 212 p., 12 euros.