Le juteux business des données personnelles

Le profilage de plus en plus précis des consommateurs, par le traçage de leurs faits et gestes en ligne comme dans la vraie vie, est en passe de métamorphoser notre économie.

Erwan Manac'h  • 13 juin 2018 abonnés
Le juteux business des données personnelles
© photo : T2 Images/AFP

Nous le savons désormais sans trop y prêter attention, chacun de nos mouvements sur Internet est enregistré, décrypté et compilé dans d’immenses bases de données. Pour le reste, le commun des mortels ignore à peu près tout. Que valent ces données ? Qui s’y intéresse ? Pour quel usage ? Est-ce finalement problématique, pour un quidam qui n’a rien à cacher et très peu à dépenser ?

Le RGPD, un outil de défense

Difficile d’y échapper, car nos boîtes électroniques sont assaillies depuis plusieurs semaines d’e-mails le concernant : le nouveau règlement européen de protection des données est entré en vigueur le 25 mai. Le « RGPD » oblige les entreprises à recueillir un consentement « éclairé » de l’utilisateur pour enregistrer, conserver ou vendre ses données personnelles. Il prévoit un droit au refus, à l’oubli et à la modification. Une avancée majeure en matière de transparence et de protection de la vie privée, à condition que les utilisateurs décident de s’en emparer.

Ce cadre nouveau pourrait également servir d’accélérateur à l’économie des données personnelles. La mise en conformité a contraint les entreprises à investir pour nettoyer leurs bases de données. Elles ont notamment dû regrouper celles qu’elles enregistrent dans une seule et même base de données sécurisée, pour permettre un droit de regard à leur client. Une bonne opération pour elles : regrouper ces données derrière un « référentiel client unique », c’est aussi la clé d’une connaissance encore plus précise de nos comportements, en ligne comme hors ligne.

Ce débat est loin d’être clos, car les instances européennes actualisent en ce moment un autre texte cadre, la directive « ePrivacy ». Les internautes pourraient décider dès leur première connexion du niveau de protection qu’ils souhaitent vis-à-vis des cookies, ces petits logiciels qui enregistrent nos faits et gestes sur Internet. Choix valable pour toute connexion future, ce qui fait bondir les professionnels du secteur. Le projet, qui prévoit en revanche une simple information pour la géolocalisation dans les lieux physiques, fait donc l’objet d’un lobbying intense.

Première réponse : nos données personnelles représentent, selon le cabinet IDC, un marché de 60 milliards d’euros en 2016, qui devrait croître d’un tiers d’ici à 2020. Et leur valorisation pourrait générer, indirectement, une richesse cinq fois plus importante. Le big data est donc devenu une nouvelle obsession dans la plupart des entreprises. Où la multiplication des appareils connectés et des outils numériques génère une masse infinie d’informations, abondée par la manie du « reporting » qui contamine tous les secteurs d’activité.

La plupart du temps, les entreprises tentent de mettre à profit leur propre base de données : dans l’industrie, des capteurs permettent d’affiner la maintenance des installations industrielles ; chez les opérateurs téléphoniques, l’analyse des habitudes des abonnés permet de prévenir les résiliations, par exemple. C’est le côté clair de l’analyse des données. Celui qui permet des innovations sans entraver le respect de la vie privée, à l’instar de l’open data, mouvement de transparence qui s’impose progressivement aux administrations.

Mais les données personnelles sont aussi très prometteuses dans le domaine du marketing, car elles rendent possible un profilage de plus en plus fin du consommateur, permettant de décliner des publicités ultra-personnalisées et de quantifier avec précision aussi bien le retour sur investissement que la satisfaction et les attentes du client. « Le maître mot du big data, c’est la personnalisation », résume Stéphane Messika, directeur de Kynapse, un cabinet de consultants qui aide les entreprises à prendre ce virage.

Ce marché de la publicité en ligne reste trusté aux deux tiers par Facebook et Google, qui captent par ailleurs la quasi-totalité de sa croissance. Car ce dernier « collecte des données extrêmement fines, réévaluées en permanence, avec une géolocalisation qui permet une granularité phénoménale », observe Olivier Kautz, développeur et créateur de sites Internet. Mais les miettes restantes constituent néanmoins une manne colossale, qui assure un business confortable à beaucoup de sites proposant des services non payants. À l’image notamment des médias gratuits en ligne, qui, depuis l’été dernier, se sont rapprochés pour compiler les données qu’ils enregistrent sur les habitudes de leurs lecteurs, afin de créer leur propre régie de publicités ciblées (1).

D’autres acteurs méconnus ont flairé le filon et se sont spécialisés dans l’achat-vente de données personnelles. Ce sont les « courtiers en données », ou « databrokers ». La plupart existent depuis des décennies mais connaissent un développement florissant depuis l’avènement du big data (2).

Leur métier ? Collecter des masses de données personnelles grâce à des jeux-concours en ligne ou des cookies – petits logiciels qui tracent notre activité sur Internet – installés sur les sites que nous consultons. Les databrokers achètent également des fichiers constitués par d’autres entreprises. « Beaucoup de petits sites d’e-commerce font des promotions très alléchantes en important par exemple des produits de Chine, dont la finalité est en fait de collecter, pour les vendre, des adresses, informations bancaires, noms et numéros de téléphone », raconte Olivier Kautz.

L’un des plus gros « databrokers », Acxiom, se targue ainsi d’avoir fiché 700 millions d’individus et de posséder 600 types d’informations sur 6 millions de foyers français : leurs noms, numéros de téléphone, données démographiques et socio-comportementales, leur consommation de médias, la structure de leur foyer, leur niveau de revenus, les loisirs qu’ils pratiquent, etc. Son concurrent, Experian, se vante, lui, d’avoir « segmenté plus d’un milliard de personnes à travers le monde » en les classant dans 13 sous-groupes. Il posséderait également « des données agrégées sur les 26 millions de ménages français ». Qui dit mieux ? Mediaprism, filiale de La Poste, se vante d’avoir fiché 36 millions de consommateurs français à raison de 150 « critères de qualification socio-démographiques, comportementaux ou attitudinaux » par tête.

Aux États-Unis, où la loi est plus laxiste qu’en France, ces fichiers peuvent regrouper des données sur l’orientation politique ou sexuelle des individus. Et certains databrokers n’hésitent pas à cibler les foyers les plus vulnérables. « Il est possible d’acquérir des listes ayant pour titre “mères célibataires endettées” ou encore “individus vivant à la campagne et ayant du mal à boucler le mois” », écrivent Simon Chignard et Louis-David Benyayer, spécialistes de l’économie des données, dans leur essai Datanomics paru en 2015 (3).

La loi autorise ce business à condition que chaque internaute en soit informé et puisse accéder aux données collectées sur lui pour les modifier. C’est le rôle des « conditions d’utilisation » et autres messages d’information sur les cookies qui parsèment désormais notre chemin sur Internet.

Ces professionnels de notre vie privée cultivent en revanche un secret absolu sur l’identité de leurs fournisseurs et de leurs clients. Nous avons donc une connaissance assez parcellaire de la finalité réelle de ces grands aspirateurs à données. Acxiom se targue d’avoir la confiance de 500 entreprises dans le monde et Experian affirme servir « déjà plus de 10 000 organisations ».

À en croire les professionnels du marketing, cet engouement ne serait que les prémices d’une nouvelle ère. Car la quantité et la « qualité » des données personnelles recueillies sont en constante augmentation. Au point que le « tracking » du consommateur est désormais possible dans la sphère physique, grâce aux données de géolocalisation enregistrées par les smartphones ou lors de l’enregistrement de leurs ondes électromagnétiques. Les marques connaissent ainsi nos déplacements et peuvent analyser nos comportements, « afin de déduire les comportements à venir », s’émerveille Yves Benchimol, tout jeune cofondateur d’Occi, qui a notamment installé ses capteurs à Auchan, Carrefour et aux Galeries-Lafayette (4).

Carrefour Contact expérimente également des caméras équipées de logiciels d’analyse en temps réel des images qui décryptent nos comportements en boutique. À terme, « nous allons vers une tarification individualisée », assure Stéphane Messika. Les commerçants pourraient en effet être tentés de moduler leurs tarifs selon l’heure de la journée, les aléas météorologiques, voire le profil du client (ce qui reste pour l’heure interdit).

Dans un autre registre, dans le domaine de la santé, l’analyse des données promet des progrès considérables pour diagnostiquer ou prévenir des maladies, à l’aide de modèles statistiques. Ce qui soulève des enjeux encore plus cruciaux en matière de protection de la vie privée et du secret médical.

Ces développements questionnent également l’impact du marketing politique. Plusieurs start-up du profilage et du marketing ciblé revendiquent par exemple la paternité des victoires électorales de Barack Obama, de Donald Trump, des pro-Brexit, de François Hollande ou d’Emmanuel Macron.

Il ne faut néanmoins pas céder au catastrophisme. Car, si puissante soit l’intelligence artificielle, indispensable pour traiter l’immense masse de données, elle reste une promesse complexe à réaliser. Et, si les start-up du secteur ont tendance à survendre leurs prouesses lorsqu’elles collectent des fonds, le marketing personnalisé n’a pas toujours donné le retour sur investissement escompté. Les marques sont également freinées dans leurs projets par une grande méfiance des consommateurs et par la loi, qui encadre l’exploitation des données personnelles.

Les règles sont en cours d’harmonisation au niveau européen pour protéger davantage la vie privée des internautes et bâtir des bases saines face à une accélération des innovations numériques fondées sur le « big data ». Les détenteurs de données doivent suivre des normes de confidentialité des communications, recueillir le consentement « éclairé » et « univoque » de l’internaute et lui permettre de consulter et de modifier les informations recueillies sur lui. L’accès à un site ne pourra pas être bloqué pour un internaute qui refuse d’être tracé, et les amendes en cas de manquement sont désormais dissuasives (4 % du chiffre d’affaires mondial). Une avancée âprement combattue par les lobbyistes du secteur, notamment parce qu’elle risque de favoriser encore davantage Google et Facebook, qui, eux, recueillent des informations sans recourir aux cookies.

Le débat est donc loin d’être clos. Notamment parce que la diffusion des objets connectés va encore faire exploser la quantité de données personnelles captées par l’industrie numérique, et que l’imagination de celle-ci pour les mettre à profit est sans limites.

(1) Alliance Gravity data media réunit le groupe La Montagne, Fnac Darty, L’Équipe, La Dépêche, La Nouvelle République, Lagardère Active, Le Télégramme, Les Échos-Le Parisien, M6, NextRadio TV, Perdriel, Prisma Media, SFR, SoLocal et Sud-Ouest. Skyline regroupe Le Monde et Le Figaro.

(2) Un taux de croissance annuel moyen estimé à 11,5 % entre 2017 et 2026 par le bureau d’analyse MRRSE.

(3) Datanomics. Les nouveaux business models des données, Fyp, 2015.

(4) Les Échos, 26 février 2018.

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