Le péril Erdogan
Les élections du 24 juin ressemblent à un quitte ou double pour l’autocrate d’Ankara, au pouvoir de plus en plus personnel mais affaibli par le ralentissement économique et les tensions internationales.
dans l’hebdo N° 1508 Acheter ce numéro
Visiblement, Recep Tayyip Erdogan n’a pas encore tout à fait réussi à mettre en place le régime dictatorial dont il rêve.
Inquiétudes pour la sérénité du scrutin
Motivé par la ferveur nationaliste suscitée par son intervention militaire contre l’enclave kurde d’Afrin (Syrie), Recep Tayyip Erdogan n’aura pas tardé à convoquer des élections anticipées (présidentielle et législatives). Devant la détérioration de la situation économique et la baisse de popularité de la coalition, où l’AKP est allié à l’ultranationaliste MHP, le gouvernement a argué de la nécessité d’appliquer au plus vite la réforme constitutionnelle adoptée (de justesse) par référendum en avril 2017.
Ce scrutin doit faire basculer la Turquie dans un régime où le Président verra ses prérogatives étendues, la fonction de Premier ministre supprimée, et la séparation des pouvoirs abolie. Le chef de l’État pourra gouverner par décrets et nommer la majorité des membres de la Cour constitutionnelle et six des treize membres du Haut Conseil des juges et procureurs.
« Des zones grises subsistent cependant, puisqu’il reste à définir comment ce nouveau régime sera mis en place », selon le constitutionnaliste Ibrahim Kaboglu. Pour l’opposition, la sérénité du scrutin n’est pas assurée.
Alors que le pays est dans l’état d’urgence depuis deux ans, un nouveau code électoral adopté en mars 2018 permet aux autorités de nommer directement les responsables des bureaux de vote et de les déplacer « pour raisons de sécurité », et autorise les forces de l’ordre à y intervenir sur simple demande d’un électeur. Un arsenal législatif synonyme de boulevard ouvert à la fraude, selon l’opposition.
Lou Guénard
Abonné à la victoire depuis 2003, avec son parti islamo-conservateur AKP (Parti de la justice et du développement), d’abord Premier ministre, puis président, Erdogan a longtemps surfé sur une situation économique porteuse. Il avait surtout réussi à incarner un islamisme certes conservateur du point de vue des mœurs, mais institutionnellement démocratique. Tout-puissant à l’intérieur, il avait également pu nourrir de grandes ambitions à l’extérieur. L’arrivée au pouvoir des Frères musulmans en Égypte et en Tunisie lui avait fourni de précieux points d’appui. Le « modèle turc », musulman démocrate, était cité en référence. Ankara occupait alors une place centrale au point de jouer les médiateurs entre Israël et la Syrie. Tout ce bel édifice s’est peu à peu effondré. Selon l’économiste Ahmet Insel (1), « le rêve démocratique a été victime d’un ressentiment qui a gagné les cercles du pouvoir vis-à-vis de l’Union européenne, fermant la porte d’entrée à la Turquie après l’avoir entrouverte ». Il s’ensuivit un virage anti-occidental et un repli sur les valeurs traditionnelles.
À peu près au même moment, la dégradation de la situation économique a fait perdre à Erdogan l’un de ses meilleurs arguments électoraux. En 2013, la répression des manifestations pacifiques de la jeunesse d’Istanbul, dans le parc Gezi, provoque un divorce avec les classes moyennes. À l’extérieur, la situation tourne aussi en défaveur d’Ankara. La militarisation de la révolution syrienne puis la contre-révolution en Égypte ont, parallèlement, affaibli la position d’Erdogan. Pris dans l’engrenage de la guerre civile chez le voisin du sud, il va, selon le directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Didier Billion (2), « montrer une réelle complaisance à l’égard des groupes les plus radicaux ». Mais, surtout, le chaos en Syrie réactive la question kurde.
Le Parti de l’union démocratique (PYD) des Kurdes de Syrie joue un rôle majeur dans la lutte contre Daech. Ce qui confère à ce mouvement, qualifié de « terroriste » par la Turquie, une légitimité aux yeux des Occidentaux engagés dans la coalition anti-Daech. Lorsque, en novembre 2013, le PYD proclame une administration autonome au nord de la Syrie, dans le Rojava, la Turquie sent la menace. Erdogan redoute une revendication d’indépendance qui amputerait le territoire turc. Il opère alors un renversement d’alliance qui le rapproche de la Russie. Obtenant un discret feu vert de Moscou, il lance une offensive contre la ville syrienne d’Afrin, tenue par le PYD. Non sans créer une situation diplomatiquement inconfortable qui place la Turquie, membre de l’Otan, face aux positions américaines au nord de la Syrie.
Ces revirements ont un coût en termes d’image. D’une puissance régionale centrale qui rayonnait sur le Moyen-Orient, la Turquie est rapidement revenue à ses obsessions traditionnelles et au sauvetage de son pré carré. S’ajoute à cela l’accueil de trois millions et demi de réfugiés syriens, qui crée une situation exploitée par ses rivaux. Autant de facteurs qui font dire à de nombreux observateurs que, pour la première fois depuis longtemps, l’opposition a des chances de l’emporter. Mais beaucoup redoutent des fraudes. Au-delà du résultat, c’est la nature même du régime qui est en jeu le 24 juin. En cas de victoire et de majorité de son parti, l’AKP, Recep Tayyip Erdogan pourrait faire basculer son pays dans une réelle dictature. Le scrutin du 24 juin est peut-être la chance ultime de sauver ce qui reste de sa démocratie.
(1) Auteur de La Nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte, 2017).
(2) Auteur de Géopolitique des mondes arabes (Eyrolles, 2018).