Les politiciens américains addicts au big data
À la manière d’entreprises privées, les campagnes électorales aux États-Unis exploitent de grandes quantités de données personnelles pour mobiliser les électeurs.
dans l’hebdo N° 1507 Acheter ce numéro
Autrefois, les candidats à la présidentielle aux États-Unis dépendaient de sondages et de groupes témoins pour ressentir l’humeur au sein du vaste électorat de 250 millions de personnes et pour tester leurs idées. Les sondages existent toujours, bien sûr, mais les équipes de campagne ont une nouvelle drogue depuis quelques années : le big data, soit l’exploitation de grands volumes de données personnelles récoltées auprès de millions d’électeurs, souvent sans qu’ils le sachent.
La pratique est devenue monnaie courante, chez les démocrates comme chez les républicains. À la manière des grandes entreprises qui glanent des montagnes d’informations sur leurs clients à des fins commerciales, les équipes de campagne peuvent savoir beaucoup de choses sur les électeurs, de leur adresse à leur statut marital en passant par leurs lectures, les films qu’ils regardent ou les produits qu’ils achètent… L’objectif, pour les candidats et leur entourage, n’est pas de convaincre des électeurs ayant des idées différentes, mais bien d’identifier ceux qui sont susceptibles de voter pour eux le moment venu. « L’électorat américain est énorme et difficile à comprendre. L’idée qu’une campagne puisse capter les intérêts et les perceptions d’un corps électoral aussi grand est simplement folle, explique Eitan Hersh, professeur à l’université Tufts (Massachusetts) et auteur de Hacking the Electorate, essai sur le big data en politique. Avec le temps, les campagnes ont essayé d’acquérir des outils pour mieux comprendre les électeurs. Aujourd’hui, elles peuvent faire beaucoup plus de ciblage au niveau individuel, voire au niveau du quartier, plutôt que d’avoir à réfléchir à ce que l’électeur américain moyen veut entendre. Un candidat peut savoir à quoi ressemble son électeur type, quel âge il a, son sexe, où il habite, où il fait ses courses… »
« Il n’y a pas beaucoup de restrictions sur ce que les partis peuvent obtenir », ajoute David Nickerson, professeur à l’université Notre-Dame, spécialisé dans les comportements électoraux. Les campagnes ont accès à des informations publiques telles que les fichiers de vote, qui contiennent des informations comme la participation électorale, le sexe, le nom, l’adresse et l’affiliation politique. « Rien qu’avec ces informations, elles peuvent cibler les personnes qui sont susceptibles d’aller voter », poursuit l’expert. Croisées avec les données du recensement décennal, comme le revenu du ménage, le nombre d’enfants, la race et des informations obtenues auprès de compagnies privées comme Facebook et Google, les équipes de campagne peuvent identifier des profils susceptibles de voter démocrate ou républicain. À cela s’ajoutent les informations recueillies sur le site de campagne (e-mails, centres d’intérêt déterminés en fonction des clics sur le site ou la newsletter…) ou en personne à travers le porte-à-porte et les appels téléphoniques.
Avec ces informations, les personnels de campagne peuvent faire du « micro-ciblage » en taillant des messages sur mesure en fonction de l’électeur ou de la zone géographique visée. Ils peuvent aussi les utiliser pour allouer des moyens supplémentaires dans les circonscriptions critiques et organiser les déplacements du candidat en fonction. « Les partis démocrate et républicain ont des bases avec 900 points de données sur chaque membre de l’électorat, a expliqué Daniel Kreiss, professeur de journalisme à l’université de Caroline du Nord, au site d’information Slate en 2017. Le cœur de ces bases est constitué de données publiques, auxquelles s’ajoutent des données commerciales comme les achats par cartes de crédit ou l’abonnement à des magazines. »
Maximiser l’impact
L’irruption du big data dans le monde politique américain s’est accélérée avec la multiplication des réseaux sociaux, qui favorisent l’accès à d’importants volumes d’informations personnelles. L’élection de Barack Obama en 2008 a été vue comme la première campagne à avoir accumulé une masse importante de données sur l’électorat à travers des réseaux comme Facebook et Twitter. Sa réélection en 2012 a marqué une nouvelle étape, avec la mise en place d’outils de traitement encore plus sophistiqués côté démocrate. Non satisfaite de se retrouver avec des informations disparates sur les électeurs, l’équipe de campagne digitale d’Obama, composée d’une centaine de personnes, a décidé de travailler à la consolidation de ces données. Appelé « Narwhal », ce projet a permis de rassembler dans un même fichier les informations collectées sur chaque individu au moyen de sources digitales, de rencontres sur le terrain et de donations. Objectif de cet outil : permettre de personnaliser les messages envoyés par la campagne pour maximiser leur impact.
En 2016, l’équipe digitale de Donald Trump n’a pas fait beaucoup parler d’elle pendant l’élection. Composée notamment d’employés de la sulfureuse firme britannique de communication stratégique Cambridge Analytica, accusée d’avoir collecté et exploité à leur insu les données personnelles d’au moins 87 millions d’utilisateurs de Facebook, elle n’était constituée que de treize personnes. Néanmoins, elle a joué un rôle important dans l’élection surprise du milliardaire. Cambridge Analytica a notamment réalisé des centaines de milliers d’enquêtes d’opinion pour essayer de déterminer le profil de l’électeur le plus susceptible de voter Trump. Avec des données recueillies auprès d’autres sources, la compagnie a pu établir un outil de visualisation montrant en temps réel les endroits dans le pays où se trouvaient les électeurs les plus faciles à convaincre et leurs préoccupations. Les résultats étaient ensuite relayés à l’équipe de campagne du républicain à New York pour qu’elle puisse organiser ses déplacements et optimiser la mobilisation de ses supporters.
Effets polarisants
Signe que Donald Trump a compris l’intérêt du big data, Brad Parscale, responsable de l’équipe digitale en 2016, sera de nouveau chargé de diriger l’ensemble de sa campagne en 2020. Il a déclaré au site d’information Axios être d’ores et déjà en possession de 18 millions d’adresses électroniques et de numéros de téléphone de supporters de Donald Trump. Un chiffre qu’il veut faire passer à « 30 à 40 millions » d’ici à novembre 2020. Il veut également être en mesure de gérer en temps réel la montagne de données dont il dispose pour déterminer dans quelle partie d’une ville la visite du candidat ou de l’un de ses porte-parole serait optimale, ainsi que les sujets de préoccupation locaux.
Comme l’ensemble du monde politique est devenu accro au big data, peu de voix s’élèvent dans les cercles du pouvoir à Washington pour dénoncer ces pratiques. En revanche, de nombreux chercheurs, universitaires et journalistes sont montés au créneau pour mettre en garde contre les risques de piratage et d’atteinte à la vie privée qui viennent avec cette utilisation. Dans un édito publié en mars 2017, Chuck Todd, journaliste vedette de la grande chaîne de télévision NBC, a dénoncé les effets « polarisants » de cette méthode. Selon lui, cette technologie incite les campagnes à s’adresser en premier lieu à leur électorat plutôt qu’à leurs opposants. D’après lui, il est en effet « moins cher et plus rapide de mobiliser ses supporters que de convaincre son voisin : le big data a révolutionné la manière dont les personnalités politiques américaines gagnent les élections. Mais, ce faisant, il a aussi brisé la vie politique américaine ».
Un argument que minimise David Dickerson, de l’université Notre-Dame : « Beaucoup de facteurs expliquent le climat de polarisation politique dans lequel on se trouve aujourd’hui. Les campagnes accumulent de plus en plus de données. Les modèles d’exploitation de ces données s’améliorent. Mais, si le message de la campagne n’est pas le bon, cela ne marchera pas, même avec la meilleure équipe digitale au monde. »