Les vies multiples de Mario Rigoni Stern

Écrivain italien de premier plan, l’ancien combattant et ancien déporté se raconte dans un passionnant recueil d’entretiens.

Olivier Doubre  • 13 juin 2018 abonné·es
Les vies multiples de Mario Rigoni Stern
© photo : Ulf Andersen/Aurimages/AFP

Afin de justifier l’acte d’écrire, malgré les souffrances endurées et surtout « l’injustice » ressentie d’avoir survécu à ses compagnons disparus, jusqu’à le pousser au suicide en 1987, son grand ami Primo Levi disait : « Ce qui tombe dans l’oubli peut se répéter. » C’est sans doute cette crainte qui a motivé Mario Rigoni Stern, dès le 9 mai 1945, après une rocambolesque évasion une semaine plus tôt d’un camp de concentration nazi, à narrer sa guerre.

Né en 1921, engagé volontaire dans un régiment de chasseurs alpins, le jeune homme fait successivement la campagne de France, puis la guerre d’Albanie et de Grèce, avant de connaître les extrêmes rigueurs du front russe non loin de Stalingrad. Fait prisonnier et déporté le 9 septembre 1943 par les Allemands, au lendemain de l’armistice signé avec les Alliés par le gouvernement Badoglio (qui a démis et emprisonné deux mois plus tôt Mussolini), Mario Rigoni Stern a rédigé un journal tout au long de sa vie militaire, sauf dans les moments les plus durs de la campagne contre l’Union soviétique. « Quand je suis rentré des camps en 1945, […] j’avais dans mon sac à dos, en même temps que mes souffrances, ma faim, mes poux, mes maladies, mes aventures, j’avais ces feuillets reliés par une ficelle. » Il publie alors assez rapidement Le Sergent dans la neige, écrit non « pour faire de la littérature, mais pour témoigner ». Et de préciser : « Ce n’est pas un roman, c’est seulement un récit. Un récit de faits qui sont arrivés à moi et à mes compagnons. »

Ce présent recueil d’entretiens, au-delà d’un retour sur la guerre et sur ce premier livre, paru en 1953 et sans cesse réédité depuis, aborde toute l’œuvre de Mario Rigoni Stern et, surtout, ses engagements. Ceux d’un intellectuel très respecté, ami de Primo Levi mais aussi de Sciascia, Vittorini, Calvino et Fenoglio. On découvre ainsi les multiples existences de cet homme simple et discret, à l’élocution aussi stylisée et précise que sa belle et sobre écriture. Amoureux de la nature, des forêts et des montagnes de son Italie septentrionale natale, il propose également une véritable leçon de tolérance et de respect de l’environnement. Et confie, amusé, que la faculté de Padoue lui a décerné, en 1998, « un doctorat honoris causa en sciences forestières, pas en lettres ! »

Comme le rappelle Giuseppe Mendicino dans la préface, Rigoni Stern fut d’abord « une très haute conscience morale ».Il n’a jamais transigé sur ses principes et a toujours gardé, quelles que soient les circonstances, « le courage de dire non ». Ce qu’il rappelait dans un entretien, peu avant sa disparition, en 2008 : « Je répète souvent aux jeunes gens que je rencontre : apprenez à dire non aux mirages qui vous entourent. […] Apprenez à dire non à tous ceux qui veulent vous proposer des choses qui sont contre votre conscience. N’écoutez que votre propre voix. Il est bien plus difficile de dire non que de dire oui. »

Le Courage de dire non Mario Rigoni Stern. Conversations et entretiens (1963-2007), réunis et présentés par Giuseppe Mendicino, traduit de l’italien par Stéphanie Laporte, éd. Les Belles Lettres, 318 p., 15 euros.

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