Maroc : « Le boycott fait trembler l’ordre établi »

Trois marques d’eau, de lait et de carburants sont massivement boudées par les Marocains. Omar Balafrej voit dans cette action une volonté de rediscuter le contrat social.

Patrick Piro  • 13 juin 2018 abonné·es
Maroc : « Le boycott fait trembler l’ordre établi »
photo : Centrale Danone a dû réduire ses approvisionnements de 30 %.
© ONLY WORLD/Only France/AFP

Depuis le mois de mars sévissait à bas bruit le boycott économique de plusieurs marques commerciales au Maroc. Et puis, fin avril, un billet anonyme posté sur une page Facebook appelle les consommateurs à ne plus acheter trois produits d’enseignes emblématiques, car très dominantes sur le marché local : le lait Centrale Danone, l’eau minérale Sidi Ali et les carburants des stations Afriquia, dénoncés pour leurs prix excessifs.

Un mouvement novateur mais sans structuration Le boycott marocain est une originalité à l’échelle du pays. Tout d’abord, cette origine mystérieuse : nul ne sait qui en est l’instigateur. Des rumeurs circulent. Un règlement de comptes politico-affairiste visant notamment le puissant Aziz Akhannouch ? Une guerre intestine au Parti de la justice et du développement (PJD, droite islamiste), à la tête du pays depuis sa victoire aux législatives de 2011 ? Des Rifains ont bien ouvert une page Facebook dédiée, mais elle ne revendique pas la paternité du mouvement. « Depuis 2009, on assiste à une mutation des formes de mobilisation dans le monde, analyse Hamouda Soubhi, militant des droits humains très impliqué dans la mouvance altermondialiste maghrébine. Les marches, les pétitions, c’est fini. » Et d’autant plus, au Maroc, que les ­protestations de rue se soldent régulièrement par des coups de matraque et des incarcérations. « Aujourd’hui, on voit des jeunes se mobiliser politiquement avec l’arme nouvelle des réseaux sociaux, dotée d’une impressionnante capacité de propagation, poursuit-il. Le mouvement de boycott est en train de prendre en Tunisie. Et dans d’autres pays arabes bientôt ? Au Maroc, il va faire tomber le gouvernement, nous en sommes convaincus. » Pacifique, sans trouble de l’espace public, sans chef de file à appréhender ni sacrifice individuel à consentir : cette indéniable force du mouvement pourrait aussi être sa faiblesse au terme de ce bras de fer. Comment, sans structuration, peser sur les potentiels changements d’orientation politique ?
Et, soudain, le boycott décolle pour se propager dans tous le pays, mobilise massivement et à tous les échelons de la société. Selon les évaluations, près de 50 % de la population marocaine adhérerait à l’opération, sans qu’elle soit pilotée ni qu’il soit possible de l’attribuer en propre à un groupe citoyen ou politique. Très actif, ce boycott a connu un rebond spécifique lors du ramadan, qui a débuté le 16 mai, avec le refus des consommateurs d’acheter des sardines, mets très prisé lors de la rupture du jeûne religieux le soir et dont les prix avaient opportunément explosé – un quasi-triplement. Sous la pression, et en quelques jours seulement, les commerçants ont dû ramener les prix à leur niveau habituel. L’analyse d’Omar Balafrej, l’un des deux députés que compte la Fédération de la gauche démocratique au sein du Parlement (365 membres).

Quels sont les principaux éléments déclencheurs du boycott en cours ?

Omar Balafrej : Le Maroc s’est sporadiquement trouvé aux prises avec des mouvements de colère contre le prix élevé de denrées de consommation courante au cours des cinq dernières années. Mais ces tentatives de boycott n’ont jamais atteint l’ampleur de celui qui s’est installé depuis près de deux mois maintenant. Il faut dire que la crise économique s’est amplifiée ces dernières années. Le taux d’emploi, indicateur plus pertinent chez nous que le taux de chômage, est tombé très bas : à peine 42 % des personnes de plus de 16 ans ont un travail, à comparer avec la zone OCDE, où ce taux dépasse 70 %. Il est même plus mauvais que les 48 % qu’a connus la Grèce au pire de sa crise, et plus bas également que dans les autres pays du Maghreb.

Cette situation très tendue est dangereusement ignorée par le pouvoir, depuis des années, et elle empire dans le monde rural et dans les villes de taille moyenne. C’est encore plus frappant chez les jeunes diplômés, nombreux et sans emploi. Dans ces milieux, le boycott est très suivi. Il s’inscrit sur la toile de fond d’une contestation sociale qui s’est exprimée ces dernières années dans le Rif, le Moyen Atlas, à Jerada dans l’Oriental ou Zagora dans le Sud marocain.

Par ailleurs, le ras-le-bol s’est trouvé alimenté par des informations récentes. Ainsi, à la mi-mai, le Parlement a rendu public le rapport d’une mission d’enquête sur le prix des carburants. Il est édifiant. On y apprend que, depuis la libéralisation du secteur, en vigueur depuis décembre 2015, les marges commerciales ont explosé. Elles étaient déjà élevées, de l’ordre de 10 centimes d’euro par litre d’essence, elles ont doublé depuis ! Total a ainsi multiplié ses gains par quatre au cours des deux dernières années, mais le pétrolier n’est pas isolé : les autres ont tout autant profité de l’ouverture du marché.

Soupçonnez-vous une entente entre les opérateurs ?

Le rapport ne l’indique pas. Cependant, comment ne pas faire le rapprochement avec la paralysie du Conseil de la concurrence, dont l’activité est gelée car ses membres n’ont pas été nommés depuis 2013 ? De plus, trois importantes familles politiques possédant des intérêts directs dans des entreprises pétrolières sont représentées au Parlement.

Je réclame, pour ma part, une loi de finances rectificative qui exigerait la rétrocession des gains indus sur les carburants, que je qualifie de « non éthiques ». Ils pourraient, par exemple, permettre de sauver le système éducatif marocain, en état chronique de sous-investissement. Mais je suis bien isolé dans ma revendication.

S’agit-il simplement d’une croisade contre la vie chère ?

Non, loin de là. Même s’il n’a pas de leadership identifié, nous sommes en présence d’un mouvement très politisé – ce que je trouve tout à fait positif –, et plusieurs signaux le montrent clairement. Tout d’abord, le choix des cibles, très symbolique : les trois entreprises visées sont toutes, et de loin, en situation extrêmement dominante sur leurs marchés. C’est notamment le cas de Centrale Danone, qui détenait 60 % du marché du lait avant le boycott.

D’autre part, ces entreprises ont des liens avérés avec le monde politique ou de puissants intérêts, qu’il s’agisse d’Afriquia, détenu par le ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, l’une des plus grosses fortunes d’Afrique, des Eaux minérales d’Oulmès, propriétaire de la marque Sidi Ali, que dirige Miriem Bensalah-Chaqroun, présidente de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM) [l’équivalent du Medef en France, NFLR] jusqu’à fin mai dernier, ou encore Centrale Danone, filiale de la multinationale agroalimentaire française. Les gens réagissent contre ce qu’ils perçoivent depuis longtemps comme une collusion entre les mondes de l’argent et de la politique s’exerçant sur leur dos. Il y a un ras-le-bol généralisé devant des inégalités scandaleuses et la persistance d’une importante corruption.

Ensuite, on voit qu’il ne s’agit pas que d’une histoire de porte-monnaie. Ainsi, Centrale Danone, très affectée par la baisse de ses ventes parce que tous les Marocains consomment du lait, a été contrainte de réduire de 30 % ses approvisionnements auprès des éleveurs. En guise de réaction, l’entreprise a décidé de baisser ses prix de 15 %, mais cela n’a en rien calmé le boycott ! Or, la consommation globale du pays n’a pas diminué : les consommateurs continuent à acheter du lait, mais auprès de petites coopératives concurrentes, qui connaissent une hausse de leurs ventes.

Le gouvernement ne se sent-il pas concerné par ces revendications ?

Il n’a absolument pas pris la mesure de la portée du mouvement. Le ministre de l’Économie a traité les boycotteurs d’« inconséquents ». Plus fâcheux encore, un haut cadre de Centrale Danone les a désignés comme « traîtres à la nation ». Puis c’est le président de l’entreprise qui s’est permis de faire la leçon en critiquant ceux qui mettent en danger les petits éleveurs, argument soufflé au gouvernement, qui l’a repris tel quel dans un communiqué.

Ce dirigeant de société, pour qui se prend-il pour intervenir sur la scène politique ? Un Français de surcroît : se croit-il encore au temps du protectorat ? Vous imaginez le patron de Microsoft se prononcer sur l’impact social en France des grèves à la SNCF ?

Ces interventions très maladroites ont pu contribuer à entretenir le boycott. Le gouvernement a bien annoncé des mesures contre la vie chère et la corruption, mais il ne s’agit pour l’instant que de discours attentistes. Compte-t-il sur l’imminence de la Coupe du monde de football, où le Maroc est qualifié, pour voir retomber la contestation ?

Inégalité, corruption, chômage, ce n’est pas une nouveauté. Est-ce l’intensification de ces maux qui explique que le mouvement ait pris, et avec une telle ampleur ?

Il y a aussi l’impact considérable des réseaux sociaux. La moindre petite vidéo pédagogique fait aujourd’hui des dizaines de milliers de vues sur Internet. Une grande majorité de Marocains est aujourd’hui bien mieux informée qu’auparavant sur les malversations et les collusions, mais aussi sur les injustices telles que la pression fiscale, qui s’exerce principalement sur les classes moyennes et les salariés, très actifs dans le boycott de l’essence et de l’eau par exemple, produits dont les classes défavorisées sont moins consommatrices. Alors que le taux de prélèvement de l’impôt sur le revenu atteint jusqu’à 38 %, il plafonne à 20 % pour les dividendes de produits financiers et à… 0 % sur le foncier ou sur la fortune ! Le boycott exprime la volonté de rediscuter le contrat social marocain et d’engager une vraie politique de redistribution.

Pourtant le gouvernement se targue d’avoir investi, depuis quelques années, dans de nombreux projets d’infrastructure et de développement…

Mais les gens ont bien compris qu’ils servent surtout aux élites ! C’est la critique de fond portée par les jeunes du mouvement de contestation « Hirak », qui a mis en ébullition la région du Rif pendant près d’un an jusqu’à l’été 2017. Seule réponse du gouvernement : la répression. À ce jour, près de 500 personnes impliquées sont incarcérées dans l’attente de leur procès. Une centaine d’entre elles risquent même jusqu’à trente ans de prison pour « atteinte à la sécurité de l’État » ! Or le roi lui-même, dans un discours de rentrée parlementaire très incisif prononcé à l’automne dernier, a fustigé des erreurs politiques commises par l’exécutif.

À la suite de cette intervention, plusieurs ministres et hauts fonctionnaires liés aux pseudo-projets de développement dans le Rif ont été licenciés. Or, les jeunes contestataires de la région sont toujours en prison ! Il y a pourtant parmi eux des personnes remarquables, pacifistes, courageuses, réfléchies. C’est toute une élite montante que l’on tient écartée des responsabilités et qui devrait être investie à la tête des mairies, au sein des institutions mais aussi du Parlement, où l’on assiste à la parade tragicomique de porte-parole des gros lobbys qui se piquent de s’inquiéter du sort des pauvres ! Nous, soutiens du boycott, sommes accusés de nihilisme par ces gens-là. On ne perçoit pas l’opportunité politique que représente cette lame de fond, portée par la colère, mais constructive et non-violente.

Ce boycott peut-il tenir dans la durée ? Qu’est-ce qui peut lui éviter de s’étioler, comme les précédentes tentatives ?

Nous sommes parvenus à une croisée des chemins. Je suis plutôt optimiste sur sa capacité à produire des effets. Les citoyens ont de bonnes raisons de s’accrocher, parce que c’est la première fois, depuis plusieurs dizaines d’années, que la société civile dans son ensemble remporte une petite victoire politique. Le boycott fait réellement trembler l’ordre établi. La semaine dernière, Lahcen Daoudi, ministre de la Gouvernance, a été contraint de démissionner pour avoir pris ouvertement position contre ce mouvement. Le premier d’une série ?

Omar Balafrej député au Parlement marocain

Monde
Temps de lecture : 9 minutes

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