Metaleurop, un passé empoisonné

L’État a été négligent dans le suivi du site de métallurgie ultra-polluant, dans le bassin minier du Pas‑de‑Calais. Un cas d’école et une lutte sans relâche des riverains. Reportage.

Vanina Delmas  • 27 juin 2018 abonné·es
Metaleurop, un passé empoisonné
© photo : Les bâtiments de Metaleurop ont été détruits en 2006. Depuis, la dépollution a déjà coûté 30 millions d’euros.crédit : Lo Presti/AFP

Sa haute cheminée ne trouble plus le paysage et ne recrache plus de fumée âcre. Et sa tour cubique ne fabrique plus de billes de grenaille de plomb de chasse. Les deux emblèmes de la fonderie Metaleurop-Nord ont disparu en 2006 lors des travaux de réhabilitation du site, fermé trois ans plus tôt. Seul le terril reste visible. Si la partie émergée de l’usine n’existe plus, une autre plus pernicieuse perdure sous les pieds des habitants. Le sol de Metaleurop et de ses environs renferme toute l’histoire du bassin minier : des obus de la guerre aux produits chimiques de l’ère industrielle. La négligence des services de l’État face à cette pollution historique et titanesque pourrait les conduire devant le tribunal administratif en cas de refus de faire leur mea culpa et d’indemniser les habitants contaminés.

Les hauts fourneaux de Metaleurop ont commencé à chauffer en 1894 à Noyelles-Godault et à Courcelles-lès-Lens (Pas-de-Calais), et sont devenus les garants de l’indépendance française en métal. La fonderie produisait chaque année 130 000 tonnes de plomb et 100 000 tonnes de zinc, et 830 salariés ont été laissés sur le carreau lors de l’annonce de la fermeture en 2003, annoncée par un simple communiqué. Le « patron voyou » dénoncé par Jacques Chirac, c’était celui de Metaleurop.

Cette dépendance économique a créé une omerta profonde, voire un déni, s’agissant de la pollution des sols. « Pourtant, les cheminées fumaient à longueur d’année, la poussière de plomb était partout, et cela a créé une pollution sur plus de 200 hectares aux alentours », glisse Bruno Adolphi, les yeux rivés sur le ballet incessant des camions sur l’écopôle remplaçant la fonderie. Depuis qu’il est à la retraite, cet habitant d’Évin-Malmaison, commune jouxtant Metaleurop, consacre tout son temps à dénicher des preuves de la responsabilité de l’État dans cette pollution. Jardinier à ses heures, il accepte que les chercheurs de l’Institut supérieur d’agriculture (ISA) analysent sa terre, mais ne reçoit jamais les résultats. « Comme j’insistais, on m’a conseillé d’éviter de cultiver certains légumes tels que les carottes, les navets et les poireaux, car ils accumulent plus facilement les métaux. » Il décide d’enquêter et de passer à l’action en créant en 2014 l’association Pige (Pour l’intérêt général des Évinois).

Quelques années auparavant, des campagnes de dépistage de plombémie ont été menées chez les enfants : la première révélait que 13 % des sujets analysés avaient une plombémie supérieure à 100 µg/l, et jusqu’à 17 % souffraient de saturnisme à Évin-Malmaison. L’année dernière, l’agence régionale de santé (ARS) a mené une étude sur les effets du cadmium sur les plus de 40 ans. Cette substance, attestée comme cancérogène certaine pour l’homme par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), notamment pour les poumons, peut fragiliser les os et les reins. La directrice de la santé environnementale de l’agence a conclu qu’« il n’y a pas de surimprégnation par rapport à la moyenne de la population générale du Nord-Pas-de-Calais »… mais déconseille de consommer certains légumes cultivés dans les potagers. Cette étude n’a toujours pas été présentée publiquement.

Des habitants sous-informés

Étrangement, l’argument sanitaire ne déclenche pas un vent de révolte. Bruno Adolphi a donc l’idée de toucher au porte-monnaie. « Je me demandais pourquoi on payait des impôts fonciers plein pot alors que nous sommes sur des sols pollués et que nos maisons sont désormais dévaluées. » En effet, depuis l’instauration du programme d’intérêt général (PIG) qui cartographie administrativement le périmètre pollué, il est obligatoire d’informer l’acquéreur sur la pollution. Grâce à l’amendement déposé par l’ex-député Philippe Kemel dans la loi de finances rectificative en 2016, les propriétaires d’une maison située dans la zone de pollution au plomb et au cadmium se verront accorder une réduction de 50 % du montant de leur taxe foncière. Mais les riverains sont encore frileux pour s’engager dans la bataille.

Jean-Jacques Lenort adhère à l’association en janvier 2018, lorsqu’il découvre un papier dans sa boîte aux lettres l’informant sur le PIG. Avant ça, il n’en avait eu aucun écho, alors qu’il vit ici depuis dix-sept ans. Avec sa femme, Sylvie, ils trouvent leur maison en brique « par pur hasard » en 2001, dans un quartier résidentiel d’Évin-Malmaison. Évidemment, ils ont entendu parler de la pollution venant de Metaleurop, de cas de saturnisme, « comme tout le monde dans le coin ». « Tous les soirs, quand je fermais les volets, il y avait une odeur tenace de soufre. L’usine dégazait quand les gens dormaient. Et il arrivait qu’en se réveillant le matin on découvre des arbustes complètement morts. »

À cette époque, il n’était pas obligatoire d’informer les acheteurs que leur terrain était pollué. « Avant de signer, j’ai demandé au notaire si je pouvais cultiver la terre. Il m’a répondu oui, à condition de bien laver mes légumes. Après la signature, il m’a dit que ma terre était polluée », raconte Jean-Jacques, encore exaspéré. Il se résigne donc à ne cultiver que des arbres fruitiers et se console avec son jardin minéral. Malgré l’inquiétude, le couple ne participe pas au dépistage du cadmium, mais ose se lancer dans la bataille juridique aux côtés d’une centaine d’adhérents de l’association.

Les avocats ont plongé dans le passé et les archives de Metaleurop, et ont découvert des pépites administratives aussi effrayantes que révoltantes. Un rapport de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) datant de 1979 affirme qu’Évin-Malmaison reçoit directement les émanations de Metaleurop, car la commune se situe sous les vents dominants. Un rapport de la direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (Drire) révèle en 1999 que 100 tonnes de plomb sont rejetées dans l’atmosphère chaque année, et précise que ses services se battent avec les dirigeants de Metaleurop pour qu’ils respectent les mises aux normes.

Dépolluer, une tâche titanesque

Comment conduire l’État à assumer ses responsabilités ? « Aujourd’hui, le délit pénal est prescrit, donc les préfets s’en fichent royalement. En revanche, administrativement, nous voulons démontrer qu’il y a eu carence fautive de l’État dans le suivi de l’exploitation, clame David Deharbe, avocat du cabinet Greenlaw. Le pompon, c’est l’attitude, à partir de 1999, consistant à mettre en place une réglementation ne permettant même pas l’indemnisation de la population. L’État a accompagné l’exploitant sans gérer les conséquences sanitaires, a laissé les couches de pollution s’accumuler pendant un siècle et le grand loto du cancer se jouer sans agir. » Les demandes sont claires : la reconnaissance de la pollution, le retrait des terres polluées et, si ce n’est pas réalisé, des indemnités économiques, pour une centaine de foyers plaignants. À l’heure actuelle, seuls les particuliers entreprenant des travaux peuvent bénéficier d’une dépollution de la terre, effectuée par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe).

Au fil des années, Sita, filiale de Suez environnement, choisi comme repreneur du site, a transformé les 50 hectares de ce fleuron de l’industrie française en pôle de gestion des déchets. François Grux, directeur de Sita Agora, a coordonné le chantier de réhabilitation, commencé en 2004. « Il y avait beaucoup de non-conformités, toutes les coulées de plomb et de zinc étaient figées dans les canalisations, raconte-t-il. La phase de mise en sécurité puis d’étude des produits et des risques était primordiale, donc nous avons travaillé avec d’anciens fondeurs, notamment des délégués syndicaux, pour établir un inventaire précis. »

Plus de 900 types de déchets sont répertoriés et traités. Tout est lavé à l’eau ou à sec pour se débarrasser de la poussière de plomb présente dans les moindres recoins, puis la démolition a lieu, bâtiment par bâtiment. « À certains endroits, nous avons reconstitué le terrain sur quatre mètres de profondeur, notamment dans les zones les plus acides. Nous avons utilisé une technique éprouvée avec des bactéries consommant les hydrocarbures, la principale pollution. C’est le même système que le compost. » Jusqu’à 245 personnes ont travaillé sur ce chantier gigantesque de dépollution, qui a coûté près de 30 millions d’euros.

Cette pollution historique est un terreau utile pour la recherche scientifique. Une partie de la friche industrielle est même devenue un « site-atelier » pour mener des recherches pluridisciplinaires sur la gestion des sols pollués. Dès 1994, sous l’impulsion de Marie-Christine Blandin, alors présidente (EELV) du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, un programme de recherche concerté a été lancé sur le site, donnant lieu à de multiples prélèvements, notamment pour évaluer la qualité des productions agricoles.

« Même si les dispositifs de filtration installés au fil des années retenaient davantage de poussière de plomb, elles continuaient de contaminer l’environnement, car les plus fines s’échappaient. Et ce sont celles-ci qui sont plus facilement assimilées par les enfants, explique Francis Douay, chercheur à l’école d’agriculture ISA Lille et l’un des premiers participants aux recherches. C’était un site très rustique, quasiment à la Zola ! »

Les expérimentations perdurent. L’équipe se penche notamment sur de nouvelles techniques de stabilisation des éléments métalliques présents dans les sols, à l’aide de certaines plantes : « La plus aboutie repose sur le miscanthus, une herbacée qui capte les éléments dans ses racines mais pas dans ses parties aériennes et qui demande peu de travail. Mais que se passera-t-il quand on détruira la récolte dans vingt ans ? détaille Francis Douay. Nous avons également étudié des jardins de particuliers, mais ce qui vaut pour un sol ne vaut pas forcément pour celui du voisin. » Un casse-tête toxique qui traverse les décennies, dont personne n’a trouvé la solution pour le moment, mais qui remonte à la surface lentement, inexorablement.

Écologie
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