Monnaies : une soif d’alternatives
Les tentatives citoyennes de se réapproprier la monnaie sont nombreuses pour dépasser les rigidités du système monétaire. Tour d’horizon des alternatives, bonnes et mauvaises.
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La monnaie suscite un débat complexe et brûlant, qui oppose les experts et divise au sein de la gauche. Et les occasions sont rares de pouvoir entrevoir des alternatives au système installé en Europe depuis vingt-cinq ans. C’est ce qu’un mouvement citoyen suisse propose de faire, en soumettant le 10 juin à la « votation » des citoyens un projet de « monnaie pleine ». Idée controversée, qui témoigne a minima d’une soif d’alternatives. « La “monnaie pleine”, comme le bitcoin ou les monnaies complémentaires, est portée par des citoyens qui veulent se réapproprier la monnaie et lui redonner du sens. Cela montre que la finance, malheureusement, ne remplit plus son rôle de bien commun », observe Jean-François Ponsot, spécialiste de la monnaie et membre des Économistes atterrés.
Les critiques de l’euro et de la Banque centrale européenne (BCE) sont également au cœur de la crise italienne. La BCE est accusée de laisser l’Italie à la merci des marchés financiers, seuls autorisés à lui prêter les sommes dont elle a besoin. On lui reproche aussi de suivre doctement une politique monétaire calibrée pour les pays riches de l’Union européenne, aux antipodes de ce dont aurait besoin un pays comme l’Italie, ou avant lui la Grèce, l’Espagne et le Portugal. Et ce, sans répondre d’aucun contrôle politique et citoyen.
Le procès de l’euro devrait également rebondir à l’approche des élections européennes (mai 2019), au moment où la BCE est tenue de s’expliquer sur la politique « non conventionnelle » qu’elle observe depuis 2009. Après la crise financière, et suivant l’exemple américain, elle a en effet déversé une pluie de cash sur les banques, en rachetant notamment les créances que les États avaient contractées auprès d’elles. Question de survie pour l’économie européenne, il fallait « injecter des liquidités » sur l’Europe. Jusqu’à 80 milliards d’euros par mois. Mais cette manne échappe à tout contrôle et alimente donc des investissements purement spéculatifs ou climaticides. Aujourd’hui, la BCE devrait théoriquement couper les robinets, vu les bons chiffres de la croissance et de l’inflation publiés le 1er juin. Mais elle craint un retournement de conjoncture, notamment si la finance surréagit à la fin annoncée de « l’argent facile », d’autant que la zone euro n’est pas totalement sortie du marasme.
Alors quel modèle opposer à ce système défaillant ? Comment se réapproprier la monnaie et lui restituer sa mission de « bien commun » ? Le meilleur et le pire fleurissent sur ce terreau de contestation. Tour d’horizon.
Monnaie pleine
Les Suisses sont appelés à voter le 10 juin pour retirer aux banques le pouvoir de créer de la monnaie. En prêtant un argent qu’elles n’ont pas en totalité dans leurs caisses, les banques contribuent en effet, par un jeu d’écritures, à créer de la monnaie, selon une analyse répandue (1). Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette liberté offerte aux banques constitue un mécanisme fondamental de toute économie capitaliste. Or des voix s’élèvent, depuis les années 1930, contre cette liberté qui confère beaucoup de pouvoir aux banques. Car elles alimentent parfois des bulles spéculatives qui, quand elles explosent, finissent par coûter cher aux contribuables.
En obligeant les banques à posséder en réserve 100 % de l’argent qu’elles prêtent (le « 100 % money », ou « monnaie pleine »), les défenseurs de cette idée espèrent aboutir à une économie sans soubresauts, affranchie des humeurs changeantes des banquiers. Et les banques centrales maîtriseraient mieux la situation, car elles seraient les seules à pouvoir décider de la quantité de monnaie en circulation.
Les banquiers voient rouge, évidemment, mais également les économistes hétérodoxes, pour qui la « monnaie pleine » nie la mission originelle d’une banque : « La création de monnaie par les banques est inhérente au capitalisme et nécessaire pour financer les activités économiques », observe Jean-François Ponsot. « Privées de la possibilité de faire du crédit, les banques ne pourraient plus anticiper les surplus économiques permis par les nouveaux investissements », écrivent les Économistes atterrés dans leur « manuel critique d’économie monétaire » (2).
Une fausse bonne idée, donc, même si le constat de départ du mouvement suisse, animé par des contribuables inquiets, est largement partagé. « Les banques abusent malheureusement de leur privilège de création monétaire pour spéculer. Il aurait fallu les contrôler davantage, en les obligeant à réorienter leur activité de crédit vers des activités qui ont du sens », juge Jean-François Ponsot. Jusqu’à les nationaliser pour les (re)mettre au service de la collectivité. Des banques coopératives, comme la Nef, montrent également depuis des décennies qu’une finance solidaire est possible.
Argent tombé du ciel
Pourquoi ne pas réorienter les sommes colossales que la BCE injecte dans l’économie en créditant directement le compte des particuliers ? Ou, pour reprendre l’expression de Milton Friedman, figure de la pensée libérale, jeter des billets par hélicoptère ? Cette idée, comparable à un « revenu universel » temporaire, est défendue par des libéraux, qui jugent que l’homo œconomicus qui sommeille en chacun de nous saura dépenser au mieux cet argent tombé du ciel. Mais ce déversement à l’aveugle risque d’accentuer les effets nocifs de l’économie, notamment sur l’environnement, rétorquent les économistes hétérodoxes. Ou être placé sous les matelas, dans des « trappes à liquidités », voire dans la spéculation, car la météo économique reste maussade sur le terrain de l’économie réelle.
Cryptomonnaies
Le courant anarchiste et libertarien a été biberonné à l’idée d’une monnaie privée, libérée du contrôle des États. Une monnaie sans banque ! Les nouvelles technologies ont rendu cette utopie réalisable, grâce à la « blockchain », système d’authentification des paiements fondé sur l’analyse de l’historique des achats, partiellement anonyme. Une kyrielle de monnaies virtuelles ont donc vu le jour, à l’instar du bitcoin. Mais l’éclosion de ces cryptomonnaies est loin de l’idéal émancipateur. Le bitcoin est moins une monnaie d’échange qu’un formidable objet de spéculation. On se l’arrache en espérant qu’il s’échangera, plus tard, contre des sommes toujours plus importantes d’argent, bien réel celui-ci. Spéculation hors de contrôle, qui plus est, car aucune autorité comme une banque centrale ne peut intervenir pour endiguer les fluctuations. La bonne nouvelle, en revanche, est qu’une monnaie alternative virtuelle est désormais techniquement possible. Ce qui donne des idées aux acteurs des monnaies citoyennes.
Monnaies complémentaires
C’est l’alternative la plus crédible aujourd’hui déployée. Les monnaies complémentaires se diffusent et se multiplient, doucement mais sûrement, depuis le début des années 1990. On en compte 5 000 en 2016 dans 50 pays (3). Souvent arrimées à une monnaie officielle, elles répondent à une charte éthique et circulent dans un périmètre local, pour favoriser les circuits courts. La monnaie redevient un bien commun au service d’un projet de société. Pour réussir, elles doivent recueillir l’adhésion la plus large possible et susciter la confiance. L’appui des collectivités locales et des entreprises est donc crucial. Des ingrédients réunis avec brio par l’eusko, la monnaie complémentaire basque, qui compte déjà l’équivalent de 750 000 euros en circulation et vient de lancer sa monnaie digitale (4).
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La communauté de communes de Bayonne souhaite également payer certains fournisseurs en eusko, pour booster encore la monnaie. Mais les lois françaises l’interdisent et la préfecture des Pyrénées-Atlantiques a fait suspendre le projet devant le tribunal administratif le 4 mai. L’arrêté est temporaire, mais cet obstacle montre que ces monnaies complémentaires, aussi brillantes soient-elles, ne grandiront pas sans une évolution du système.
Vers une monnaie mondiale ?
L’histoire aurait pu tourner autrement, en 1944, si les Américains n’avaient pas choisi le dollar comme monnaie de référence, lors des accords de Bretton Woods, et avaient accordé leur confiance au projet visionnaire de John Maynard Keynes. L’économiste anglais avait imaginé une monnaie supranationale et politiquement neutre, le « bancor », qui servirait à régler les déséquilibres entre les États. Chacun aurait conservé sa monnaie nationale, à parité fixe avec le bancor, sauf situation exceptionnelle nécessitant une dévaluation. Elle aurait permis d’annihiler les déséquilibres entre nations, accentués par les mouvements erratiques de capitaux, spéculant sur ces différences. Une sorte d’impôt redistributif mondial devait aussi ajuster le déficit des uns avec l’excédent des autres, pour libérer les pays pauvres de la domination des grandes puissances. Un système coopératif et solidaire. « Il aurait été plus intelligent de s’inspirer de ce modèle au niveau européen, chaque pays gardant sa monnaie nationale, malheureusement ça n’est pas le schéma qui a été choisi [avec l’euro] », regrette Jean-François Ponsot. Une telle idée est en effet frontalement combattue par les États-Unis, dont la monnaie domine le monde, mais aussi par tous les acteurs du secteur financier, car elle mettrait un terme à la spéculation sur le marché des changes.
Ces gardiens du temps ont cependant de plus en plus de mal à ignorer la perte profonde de légitimité de leur système, que révèle la soif d’alternatives.
(1) Cette interprétation de la création monétaire ne fait pas l’unanimité. Elle est notamment contestée par Paul Jorion, qui estime que l’octroi de crédit ne crée pas de monnaie.
(2) La Monnaie, un enjeu politique, J.-M. Harribey, E. Jeffers, J. Marie, D. Plihon, J.-F. Ponsot, Le Seuil Points, 2018.
(3) Idem.
(4) L’eusko est, en volume, la première monnaie complémentaire en France et la deuxième au niveau européen, derrière le chiemgauer, en Bavière (Allemagne), qui compte l’équivalent de 822 000 euros en circulation.