Nathalie Quintane : Un pavé pour y voir plus clair

Dans Un œil en moins, Nathalie Quintane fait le récit offensif et drolatique d’un an de mobilisations à travers une narratrice activiste.

Christophe Kantcheff  • 6 juin 2018 abonné·es
Nathalie Quintane : Un pavé pour y voir plus clair
© photo : Bamberger

B ergen, Berlin, Rio, Paris – et la province française. Des gens s’assemblent, discutent, écrivent sur des murs, certains tapent dans des vitrines. En échange, on leur tape dessus, on les convoque au tribunal et, à l’occasion, on leur ôte un œil. C’est la vie démocratique. Alors, je me suis dit : Tiens, et si, pour une fois, je sortais un pavé ? » Tel est le texte de quatrième de couverture du nouveau livre de Nathalie Quintane. Il en donne une idée exacte : politique, ironique et… inhabituellement épais. Pourtant, ces quelques lignes ne disent pas ce qu’est Un œil en moins. Il en faudrait davantage. Est-ce un journal des luttes auxquelles a participé la narratrice (alter ego de l’auteure) entre le printemps 2016 et l’élection présidentielle de l’année suivante ? Un regard aiguisé incluant humour et autodérision sur les différents types de mobilisation ? Ou une charge intransigeante contre tous les modes de domination, et notamment la violence d’État ?

C’est tout cela à la fois : un pavé dans la mare et un pavé dans la gueule. Plus offensif qu’autodestructeur, tout de même. L’auteure de Tomates (POL, 2010) conçoit la littérature comme devant avoir une utilité politique directe. La forme participe de celle-ci, qui est, dans Un œil en moins, proche de l’oralité. L’écriture a l’apparence du fil de la plume, mais aiguisée. Nathalie Quintane parle en outre de « l’un des vecteurs de sensibilisation au présent, soit la littérature, et une poésie qui ne consiste pas à raconter des histoires ». Elle pratique cette prose-là. Plus encore : dans Ultra-Proust (1), un essai paru très récemment, où elle rend à l’auteur de la Recherche, ainsi qu’à Baudelaire et à Nerval, la charge décapante que des lectures anesthésiantes leur ont enlevée, Nathalie Quintane prône « l’infaisable » : « Parlant d’infaisable, je ne pense pas par là à des sorties qui ne seraient qu’esthétiques, mais à des actes simples et symboliques forts, […] des actes et des dates à transmettre, […] à se dire, à écrire et à dessiner, comme les révolutionnaires peignirent des assiettes, encore visibles aujourd’hui au musée Carnavalet. »

On peut se demander si Un œil en moins relève bien de cet « infaisable ». Car on y trouve des phrases à l’ambition performative. Comme ce passage, hilarant, à propos de la manière dont le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, pourrait payer pour ce que l’Europe a fait à la Grèce : « Dans l’état où est la littérature, […] qu’au moins une phrase tapée là plante potentiellement une aiguille de vingt centimètres de long dans la poupée Juncker, et qu’elle (la poupée) se torde en plein conseil, qu’elle s’agrippe au rebord de la table les dents dans le bois, et disparaisse dessous sous le regard effaré des Allemands et des Français, des Belges (mais qu’ont bien pu encore inventer les Muslims, qu’est-ce que c’est que cet attentat corporel, cet ennemi intérieur logé direct dans le corps de cet abruti de Juncker, pensent-ils). »

Un œil en moins est une tragicomédie politique où la narratrice fait feu de tout bois. Au long de l’année préélectorale, elle participe à Nuit debout, un peu à Paris, plus souvent dans son « bled » du sud de la France où un embryon de rassemblement s’est constitué, se retrouve nassée dans les manifestations contre la loi travail, est invitée à la bibliothèque de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, donne des cours à des réfugiés dans un centre d’admission et d’orientation (CAO), distribue des tracts à un péage d’autoroute où, avec quelques-uns de ses camarades, elle laisse passer gratuitement les automobilistes, ce qui lui vaut un procès intenté par la (célèbre) société qui les gère…

La narratrice ne manque pas de verve contre tout ce qui évacue la politique là où celle-ci devrait être centrale : la littérature, la parole des gouvernants ou les motivations de certains militants. Elle n’est pas tendre, en particulier avec les bénévoles des CAO et leur propension à noyer les réfugiés sous la sucrerie de la bien-pensance. « La montée charitable est puissante, dévastatrice, encouragée », lance-t-elle. Mais elle ne s’épargne guère quand elle raconte cette histoire, qui se passe à Nice, où, en maraude, elle distribuait des sandwichs à des migrants. « J’[en] repère [un], du coup, je lui file un sandwich, et lui, il a… comment dire… un mouvement de recul… – Mais pourquoi vous me donnez ça ? En fait, c’était pas un migrant. C’était juste un Noir, quoi. Un Noir qui se baladait »

La narratrice est traversée par de multiples autres pensées. Sur la démocratie, sur « Manu Macron, un ministre encore plus flottant que les autres », ou sur ces choses de la vie qui entravent nos élans vers l’extérieur, sinon vers la révolution, comme, par exemple, la maladie de son chat. La politique et le prosaïsme ne cessent de se côtoyer, de même que le burlesque et le tragique, dans ce texte qui rejette toute idée d’héroïsme quel qu’il soit.

Si le fil du récit respecte à peu près la chronologie, avec des césures entre les luttes, la dernière partie du livre est plus réflexive. La narratrice, qui multiplie les analyses tranchantes, se penche sur cette affaire finalement si difficile (impossible ?) à cerner : le réel. « Le réel n’est pas notre ami, écrit-elle. On a bien essayé de se réconcilier avec lui en coupant la tête au roi ; mais tout de suite a succédé l’épopée, le Napoléon. » Il n’empêche qu’Un œil en moins peut nous aider. Le titre alors prend lui aussi toute sa dimension comique. S’il n’y a plus qu’un seul œil à ouvrir, encore faut-il que ce soit le bon…

(1) Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval, La Fabrique, 182 p., 12 euros.

Un œil en moins, Nathalie Quintane, POL, 398 p., 20 euros.

Littérature
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