Qui peut parler au nom des musulmans ?

L’initiative d’une « consultation nationale » sur Internet a suscité accusations et polémique. Son objet est d’abord de mieux connaître une population stigmatisée et peu représentée.

Olivier Doubre  • 27 juin 2018 abonné·es
Qui peut parler au nom des musulmans ?
© photo : BENJAMIN CREMEL/AFP

Qui sont donc, que pensent, les musulmans de France ? Si l’on s’en tient à certains médias, les clichés ne manquent pas depuis longtemps, comme l’ont montré de nouveaux ouvrages (1). Sans aller jusqu’à la figure terrifiante du jihadiste suicidaire, le musulman est souvent représenté dans les médias par un immigré au fort accent nord-africain, égorgeant le mouton dans la baignoire de son HLM et jeûnant pendant le ramadan. À côté de lui, son jeune fils fréquente la mosquée du quartier, quand le lieu de prière n’est pas dans un sous-sol mal aménagé, boit des cafés et fume (voire deale) du shit, ce qui lui laisse du temps pour surveiller que sa sœur ne sort pas en mini-jupe. Au-delà de ces clichés, que connaît-on vraiment de ces musulmans de France et que veulent-ils ?

Initiée et conçue par Marwan Muhammad, la « Consultation des musulmans » a été l’objet de vives critiques, telle l’accusation – infamante et habituelle en France – de communautarisme religieux. La personne de Marwan Muhammad a aussi été vivement attaquée, accusé d’intégrisme islamique ou de soutien aux islamistes les plus intransigeants. S’il a pu, parfois, se retrouver autour d’une table à débattre avec des intégristes rigoristes, ce militant contre l’islamophobie se présente comme un « musulman lambda », priant et jeûnant régulièrement, qui se dit en phase avec les grands principes de la laïcité et de la loi de 1905. Il a contribué à concevoir les questions et la méthodologie de la consultation – ouverte durant un mois et qui s’est achevée le 15 juin…

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Près de 25 000 personnes ont répondu par écrit, via Internet, parfois en envoyant de longues contributions, mais aussi autour de consultations locales et de débats collectifs au sein d’associations ou de mosquées (2 500 participants dans près de 25 grandes villes). En outre, plus de 7 000 personnes se sont déclarées disponibles pour maintenir des contacts et promouvoir de futures actions. Si, d’emblée, l’initiative a été taxée de « communautariste », l’accusation a tendance à faire sourire Simon Dawes, professeur de civilisation anglaise à l’université de Versailles-Saint-Quentin, où il a organisé, les 19 et 20 juin derniers, un important colloque international pluridisciplinaire sur « les représentations médiatiques de l’islam et des musulman-e-s ». Autour notamment de Vincent Geisser, Abdellali Hajjat, Antonella Napoli et Éric Fassin, l’objet était de tenter d’appréhender les constructions des représentations des musulmans en Europe, particulièrement dans les médias et dans le contexte post-attentats jihadistes et des dangers des radicalisations. « En tant que Britannique, répond Simon Dawes, je n’appréhende pas le communautarisme religieux comme un risque ! Je considère justement cette initiative comme tout à fait positive. C’est exactement ce qu’on ferait au Royaume-Uni. Il est nécessaire de solliciter et d’écouter les gens, dans leur diversité. » Et l’universitaire d’enfoncer le clou : « Il y a un vrai besoin de statistiques et d’études sur des populations données, en fonction de leur religion ou des origines, en commençant par demander aux gens eux-mêmes à quelles catégories ils se sentent appartenir. »

L’une des critiques les plus fréquentes vise la question de la représentativité. Marwan Muhammad reconnaît lui-même que le nombre de répondants peut sembler modeste. Toutefois, souligne Patrick Simon, chercheur à l’Institut national d’études démographiques et l’un des coordinateurs de l’enquête « Trajectoires et origines », « un tel nombre de personnes qui ont pris le temps de répondre à ces 17 questions montre qu’il existe une véritable aspiration à s’exprimer. La démarche traduit sans doute aussi une véritable défiance à l’égard des instances mises en place par l’État, dans un contexte de discours public sur l’islam hyper chargé, voire stigmatisant. Car, poursuit le chercheur, l’État a mis en place deux instances, le Conseil français du culte musulman (CFCM) et l’Institut de l’islam de France, piloté par Jean-Pierre Chevènement, qui semblent relativement exogènes aux musulmans eux-mêmes, comme l’indiquent les résultats de cette consultation ».

Sociologue et enseignant à l’université Paris-8, Éric Fassin ne dit pas autre chose : « Plus qu’une enquête, cette consultation constitue une tentative de faire exister, ou émerger, un sujet politique : il s’agit de savoir qui peut parler au nom des musulmans. Or, aujourd’hui, avec Internet, on voit naître un véritable contre-public : l’enquête représentera ceux qui prennent la parole et se mobilisent pour être représentés autrement. » Même si le sociologue rejette de suite les accusations un peu trop faciles de communautarisme : « Si cela contribue à faire exister quelque chose comme une communauté musulmane, pourquoi parler de communautarisme ? Est-ce que l’on dit qu’un journal catholique comme La Croix est communautaire ? Cette initiative est intéressante car, grâce à Internet, on voit la possibilité de constituer des contre-discours ou des contre-publics, qui viennent concurrencer ou contester les représentations établies par l’État. » Ce qui explique certainement les critiques, parfois vives, entendues à l’encontre de cette consultation. Dans un pays revendiquant si fort le principe de laïcité, pourquoi l’État devrait-il avoir le monopole de l’organisation d’une religion ?

(1) Notamment L’Islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France (1975-2005), Thomas Deltombe (La Découverte/poche, 2007). Et aussi Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Abdellali Hajjat & Marwan Mohammed (La Découverte, 2013), qui coaniment le séminaire « Islamophobie » à l’EHESS.

Société
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