Un maître de l’intox

Dans Un démocrate, Julie Timmerman retrace le parcours d’Edward Bernays, propagandiste sans foi ni loi. Ou comment pervertir la démocratie.

Gilles Costaz  • 6 juin 2018 abonné·es
Un maître de l’intox
© photo : Philippe Rocher

Qui fut le premier bateleur, le premier arracheur de dents, le premier menteur professionnel ? Il faudrait chercher dans la nuit des temps. L’auteure, metteure en scène et actrice Julie Timmerman en a, de son côté, trouvé un qui ne nous fait pas remonter aux calendes grecques mais qui dormait dans les annales de l’histoire contemporaine : Edward Bernays, né à Vienne, devenu américain et mort à Cambridge (Massachusetts) en 1995, à l’âge de 103 ans. Le personnage est fort peu connu en France, mais Arte vient de lui consacrer un documentaire. Julie Timmerman travaille à sa pièce, Un démocrate, depuis plusieurs années (elle a été créée en banlieue parisienne, à Ivry, l’an dernier) et a participé, parmi les premiers, à faire connaître cet homme de l’ombre américain. Le titre est à saisir à l’envers : il n’y eut pas moins démocrate que ce Bernays, mais il exploita à merveille les possibilités du libéralisme américain.

Bernays pourrait être défini comme un simple publiciste. Toute sa vie, il sut faire vendre des objets, des produits, mais aussi des opinions. Aussi fut-il plutôt un « manipulateur de masses », comme dit Julie Timmerman, qui aime à citer Noam Chomsky : « La propagande est à la démocratie ce que la violence est aux régimes totalitaires. » Donc un propagandiste hors pair, un maître de l’intox, un champion de la persuasion tous azimuts, un homme sans cause vendu à toutes les causes et sachant vendre n’importe quel programme. On ne voudrait pas déflorer tous les éléments de la pièce, qui révèle bien des choses au public français. Mais on relèvera néanmoins quelques détails piquants. Bernays favorisa la vente de mille objets pratiques, mais convainquit aussi de l’utilité de fumer, en élargissant le public des fumeurs à la population féminine : l’égalité des sexes passait par le droit à la cigarette ! Les suffragettes, les audacieuses suffragettes qui firent tant pour la liberté des femmes, adoptèrent cette idée du rééquilibrage social par le tabac et défilèrent une cigarette aux lèvres… Plus tard, Bernays anima une campagne contre le tabagisme. Il avait l’âme d’un tiroir-caisse.

Extraordinaire particularité : il était le neveu de Sigmund Freud ! Il usa et abusa de sa filiation. Le neveu et l’oncle s’écrivaient. Sigmund fut longtemps bienveillant et dévoué. Mais, tardivement, il comprit à quel descendant il avait affaire. Il coupa les relations. Bernays, qui soutenait que « la vérité, c’est ce qu’on croit qui est vrai », porta au degré le plus élevé et théorisa la manipulation des consommateurs et des électeurs. Goebbels s’inspira même de ses méthodes…

Le spectacle n’est pourtant pas une biographie. Plutôt une pièce d’agit-prop où des anti-bateleurs utilisent les techniques du bourrage de crâne pour mieux les dénoncer. Ils sont quatre en scène (mais d’abord dans la salle) pour dire haut et fort les perverses qualités du machiavélique Bernays. Derrière une longue table, et même sur la table qui se transforme parfois en avenue new-­yorkaise, ils content les manigances et les épisodes de la vie du sinueux propagandiste. À tour de rôle, les acteurs, hommes ou femmes, se chargent du rôle de Bernays, dans un carrousel de scènes courtes et martelées. Le panneau qui clôt la scène s’emplit de documents divers : archives venues des États-Unis, tableaux reliant cette horrible épopée à la situation française (comme le tableau des médias français, de leurs propriétaires et de leurs réseaux).

La soirée est mordante et joyeuse, savante et chahuteuse. Pas de temps mort, c’est haletant comme une salle des ventes (précisément). Comme les rôles sont tenus en alternance par un groupe de comédiens, citons-les tous sans les définir dans leurs prestations : Anne Cantineau, Mathieu Desfemmes, Jean-­Baptiste Verquin, Marie Dompnier et Anne Cressent, sans oublier Julie Timmerman elle-même, qui, comme ses camarades, a le punch de la colère allègre. Il y a là comme des enfants de Dario Fo.

Un démocrate, théâtre de la Reine blanche, Paris, 01 40 05 06 96, jusqu’au 23 juin. Tournée du 9 octobre au 13 avril.

Théâtre
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