Festival d’Avignon : Le monde selon Py
Si la 72e édition du festival se révèle généreuse et engagée, elle n’en porte pas moins l’empreinte dévorante de son directeur, qui y présente sa nouvelle œuvre, Pur Présent.
dans l’hebdo N° 1512 Acheter ce numéro
Le « in » d’Avignon marche sur trois pieds, ce qui, pour un festival, n’est pas nécessairement un défaut. D’abord, il plaide pour la tolérance et la fin de toutes les discriminations, en s’interrogeant notamment sur le genre. Puis il donne la place au témoignage, à un théâtre presque documentaire. Enfin, il laisse certains artistes invités monter la création dont ils ont rêvé ou réaliser un projet élaboré en commun.
Du côté de la pure invention théâtrale, Olivier Py, directeur du festival, est en première ligne. Comme toujours, il s’octroie un spectacle (parfois, c’est plusieurs) dans sa propre programmation. On a parfois souffert de ses longues paraboles où mysticisme et philosophie se heurtent dans une clinquante logorrhée. Mais ce poète abondant va souvent faire travailler les exclus sur le théâtre et la littérature dans les quartiers difficiles et les prisons : cela l’a sans doute changé. Sa nouvelle œuvre, Pur Présent, n’est pas libérée de ses défauts habituels, mais, en s’appuyant sur un parti pris de simplicité et sur une distribution limitée à trois acteurs et un pianiste, la nouvelle songerie du directeur touche juste.
Pourtant, la soirée, qui dure quand même trois heures et demie (avec deux longs entractes), commence dans un baroque lourd en clichés. Nous sommes dans un univers qui rappelle beaucoup Jean Genet, avec le brassage des thèmes de l’enfermement, de l’amour homosexuel, de l’ordure et de la beauté, auxquels Py ajoute comme toujours la question du péché. Belles interrogations, certes, mais qui semblent lancées de manière un peu mécanique.
Puis, peu à peu, ce qui avait un air d’autocitation se met à prendre une vraie puissance car, dans une sorte de passion du pastiche, la pièce, dont chaque acte s’ouvre avec un prologue rimé, cumule joyeusement les genres du mystère médiéval, du mélo hugolien, du débat politique et économique et de la joute conceptuelle.
On nous dira qu’Olivier Py avait déjà pratiqué ce mélange des genres. Sans doute mais, à présent, c’est sur une sorte de ring fermé par un tableau mystérieux (on dirait une révolte d’esclaves noirs), à l’intérieur d’une baraque qui a des allures de salle de catch.
Le jeu est incroyablement athlétique : les épatants Nâzim Boudjenah, Joseph Fourez et Dali Benssalah se dépensent sans compter en empoignades, éclats de voix et métamorphoses. Le premier round oppose un taulard et un aumônier, le deuxième un banquier et son rejeton, le troisième un homme masqué, des puissants et la foule. Il y a là une santé, une langue et un théâtre en grande forme qui chahutent avec une belle insolence les ténors du monde du fric. « L’argent, c’est l’absence de Dieu », dit à peu près l’auteur. C’est son point de vue, qu’il défend bien. On ne fera donc pas, cette fois, un procès en narcissisme à Olivier Py, d’autant que la politique du festival, tournée vers les différences et le monde, est généreuse.
Une autre réussite vient de metteurs en scène travaillant avec des acteurs handicapés, Madeleine Louarn et Jean-François Auguste, dans Le Grand Théâtre d’Oklahoma. Ils ont adapté ce texte de Kafka moins connu que les grands récits de l’auteur mais qui a le même égarement oppressant.
Pour un théâtre aux allures de cirque, une administration étrange engage des artistes mais ne les place pas à la fonction qu’ils souhaiteraient. Une petite troupe se constitue, qui va partir pour une tournée à laquelle on n’assistera pas. La mise en scène se situe entre Alice au pays des merveilles (que les metteurs en scène avaient monté précédemment ; manifestement, ils s’en souviennent) et Kafka, car tout fonctionne sur un humour absurde et quelque peu enfantin. La scénographie d’Hélène Delprat est d’une merveilleuse fantaisie.
On sait que la question du genre est au centre du festival, avec notamment le feuilleton quotidien de David Bobée. Dans le registre quasi documentaire, la représentation de Trans du Catalan Didier Ruiz a été un moment très émouvant. Avec une grande sincérité, sept personnages qui ont changé de sexe viennent conter leur histoire et entrecroisent leurs confidences. C’est vrai et réconfortant ; ils ont été, pour la plupart, admis par leur milieu. Ce type de spectacle n’est pas une grande œuvre artistique mais compte beaucoup dans l’âme de la manifestation.
La figure symbolique de ce monde sans discriminations et sans rupture entre les sexes ici prôné, cependant, n’est pas du côté du témoignage mais de la danse. François Chaignaud est un danseur-chanteur qui fait exploser les définitions. Dans Romances inciertos, il incarne deux personnages de femme et un archange dans un spectacle où il évolue seul, entouré de musiciens. Changeant de travestissement, il est tour à tour une jeune femme médiévale costumée en soldat casqué, le san Miguel ambigu qu’avait imaginé Garcia Lorca et une mystérieuse gitane andalouse. Sur des pointes ou des échasses, il tournoie, gracieux ou violent, toujours douloureux, tout en chantant admirablement des airs opératiques de plusieurs inspirations.
Le spectacle est conçu, mis en scène et dirigé musicalement par Nino Laisné, qui est, d’une certaine façon, l’auteur de cet étonnant danseur. Voir cet artiste hermaphrodite engagé dans des rêves fous, dans une Espagne féminine et imaginaire, donne l’impression d’assister à la naissance d’un personnage destiné à un interprète mythique, qui l’est peut-être même déjà !
Festival d’Avignon, jusqu’au 24 juillet (29 pour le off), 01 90 14 14 14.
Pur Présent, Olivier Py, Actes Sud Papiers.