Francis Hallé : « J’ai longtemps dénié l’intelligence aux plantes »

Les végétaux sont plus sensibles que les humains, et dotés de capacité d’apprentissage et de mémorisation, explique Francis Hallé, biologiste et botaniste, qui se réjouit qu’on les comprenne de mieux en mieux.

Patrick Piro  • 25 juillet 2018 abonnés
Francis Hallé : « J’ai longtemps dénié l’intelligence aux plantes »
photo : À 80 ans, Francis Hallé (ici à Montpellier en 2017) est l’un des spécialistes mondiaux de la forêt tropicale.
© PASCAL GUYOT/AFP

Il vient de rentrer de la forêt malaisienne, où l’attend une prochaine mission. À 80 ans, Francis Hallé est toujours aussi vert et communicatif, batailleur et franc du verbe, fondamentalement inquiet du sort de la planète mais aux aguets des signes d’optimisme. Grand amoureux des arbres et des plantes (1), il s’est battu pendant toute sa carrière pour l’étude du monde végétal, et en particulier des forêts tropicales, dont il est l’un des spécialistes mondiaux. Il est en particulier co-inventeur du Radeau des cimes, ingénieuse nacelle qui permet d’étudier la très riche canopée des grands arbres avec un minimum d’impact.

Quel est votre sentiment devant l’engouement actuel pour le monde végétal ?

Francis Hallé : Il précède largement le grand succès du livre La Vie secrète des arbres, de Peter Wohlleben, que je trouve très bon. Nous, botanistes, constatons un net regain d’intérêt pour les arbres et les forêts depuis une dizaine d’années. Quelle en est la raison ? Je ne saurais le dire précisément, mais on peut noter l’indiscutable prise de conscience environnementale, qu’entretient notamment la banalisation des voyages : les personnes voient les dégradations du milieu, y deviennent plus attentives, et du coup s’intéressent à ces symboles de la nature que sont les arbres.

Par ailleurs, c’est une banalité que d’aimer les arbres, non ?

Ce n’est pas le cas de tout le monde, loin de là ! Les coupeurs d’arbres, même s’ils ne sont pas majoritaires, j’en conviens, influent de manière déterminante sur l’avenir de nos forêts. Ils n’hésitent pas à détruire les forêts primaires des tropiques. Le bois est une ressource économique, la matière première d’un négoce générateur de gros profits financiers.

Qu’est-ce qui nous plaît dans l’arbre ?

Il nous donne à voir des qualités qui font singulièrement défaut aux humains. Parlons tout d’abord de son extraordinaire résilience. Nous autres animaux sommes dotés d’une centaine d’organes, dont certains sont vitaux, organisés au sein d’un être centralisé, ce qui nous rend très vulnérables. Notre organisation biologique n’est compatible avec la survie que grâce à la mobilité dont les animaux sont dotés : face à une agression, ils ont le recours de la fuite. L’arbre, pour sa part, se contente de trois organes : racine, tige et feuille, dans une structure décentralisée. Immobile, il ne peut se permettre d’avoir des organes vitaux. Si un agresseur détruit une partie de l’ensemble, il n’en meurt pas. Les arbres ne sont pas des « individus » comme le sont les animaux, lesquels ne sont pas « divisibles », sous peine d’en mourir.

Autre qualité qui nous est étrangère : la fixité, qui interdit à l’arbre de se mettre en quête de proies. Il faut donc que la nourriture lui parvienne. Avec l’énergie du soleil, l’air, porteur du gaz carbonique (CO2) dont il tire le carbone, élément principal de sa structure, et, enfin, l’eau, qui véhicule les ions minéraux, l’arbre fabrique ses aliments grâce à la chlorophylle et à la photosynthèse des sucres, une performance technologique que nous sommes encore incapables d’imiter.

Par ailleurs, ces êtres sont comestibles, et donc des proies. Comme ils ne peuvent pas s’enfuir, ils ont développé des trésors d’imagination pour ne pas succomber aux coups des prédateurs. Tout d’abord, ils sont beaucoup plus gros que leurs agresseurs. Ce différentiel de taille leur permet d’être amputés sans dommage d’une partie de leur structure. Ensuite, les arbres ont mis au point des défenses biochimiques exceptionnelles pour se protéger. Ainsi, on parle de plantes médicinales, pas d’animaux médicinaux.

L’extraordinaire inventivité des plantes en la matière nous fascine. Dépourvues de moyen de fuir leurs problèmes (prédateurs, dérèglement climatique, pollution, etc.), elles sont condamnées à les résoudre sur place. Les acacias sud-africains sont capables non seulement de produire une toxine mortelle quand ils commencent à être dévorés par une antilope koudou, mais aussi de la libérer dans l’air pour avertir de l’attaque en cours leurs congénères situés sous le vent.

Tout se passe comme si nous comprenions mieux le monde végétal, aujourd’hui…

Nous vivons en effet une période exceptionnelle en matière de connaissance des plantes. Depuis deux ou trois ans, nous recueillons une avalanche de résultats scientifiques plus surprenants les uns que les autres et qui contribuent à nous donner une image beaucoup plus riche du végétal. Des scientifiques anglais pensent que la jeunesse d’Homo sapiens sapiens, qui n’a que 150 000 ans, serait l’explication. Celui-ci s’est d’abord attaché à déchiffrer son environnement, commençant par la compréhension de sa propre espèce, puis du monde animal. Nous en serions aujourd’hui à la découverte intime des plantes. Jusqu’à présent, l’humain s’est montré tout à fait ignorant à l’endroit du végétal, perçu comme passif et purement utilitaire. L’accroissement des connaissances sur sa nature profonde constitue un vrai progrès.

Mais les biologistes ont-ils vraiment fait des découvertes inattendues ?

Nous savons par exemple qu’un arbre est capable de reconnaître ses propres graines, les distinguant de celles d’un voisin de la même espèce, et d’en favoriser la croissance par le biais du système racinaire. Ces jeunes arbres pousseront beaucoup mieux et fleuriront plus vite. L’arbre parent favorisant ses propres gènes, il a donc le sens de la famille.

D’une manière générale, les arbres sont des êtres sensibles, et dans une gamme de perceptions bien plus large que chez les humains. Ainsi, je trouve très impressionnante la découverte du chercheur japonais Yoshiharu Saito. Il a mis en évidence la sensibilité des arbres à l’arrivée d’un séisme ! La différence de potentiel entre deux électrodes placées entre les racines et sous l’écorce du tronc montre une courbe sinusoïdale qui perd sa régularité quand la terre va trembler. Si cette perturbation ne permet pas de connaître la distance séparant l’arbre de l’épicentre, elle est observable jusqu’à onze heures avant la survenue du séisme. On peut en déduire que le réseau racinaire, jouant le rôle d’une énorme antenne, serait au courant de tout ce qui se passe dans le sol. J’aime bien l’idée que les arbres pourraient aider les humains à se protéger des séismes !

Des études mettent en évidence le recours des arbres à la symbiose, avec les champignons par exemple, plutôt que la concurrence, qui nous est bien familière. Qu’avons-nous à apprendre des plantes ?

On entend parfois prononcer à ce titre la perte d’influence de la théorie de la sélection naturelle. De fait, plutôt que la collaboration, celle-ci met en évidence des mécanismes de compétition, mais on constate que ceux-ci sont à l’œuvre en permanence dans le monde végétal. Gardons-nous donc d’une vision par trop irénique. Disons que les mécanismes de symbiose complètent utilement les idées de Darwin, qui restent fondamentales.

Vous considérez aujourd’hui que les plantes peuvent être qualifiées d’intelligentes. Un revirement récent ?

J’ai longtemps dénié l’intelligence aux plantes. Mais j’ai fini par convenir que la définition de l’intelligence, étant une production humaine, excluait les plantes, qui nous sont indifférentes, et nous mettait en porte-à-faux pour qualifier ce que nous observions. Il fallait donc avoir recours soit à des néologismes, soit à une définition nouvelle. C’est ce dernier choix que nous avons fait avec Jeremy Narby, dont j’ai préfacé l’ouvrage Intelligence dans la nature (2). En résumé, l’intelligence est la capacité à résoudre ses problèmes de vie, notamment par l’apprentissage et la mémorisation. C’est d’ailleurs ce qu’en disait Darwin, que l’on voit trop souvent comme un spécialiste de l’évolution animale mais qui était avant tout botaniste.

Et donc les plantes seraient dotées de ce type d’intelligence ?

Comprendre les stimuli et réagir en conséquence : c’est ce que savent faire des lianes qui grimpent à l’aide de vrilles – vigne, bryone ou passiflore. L’expérience réalisée consiste à attendre que la liane lance une vrille sur un tuteur voisin, que l’on déplace de 5 centimètres, à gauche par exemple, juste avant qu’elle ne l’atteigne. On reproduit la même séquence quatre fois, en déplaçant toujours le tuteur de la même distance à gauche. La fois suivante, la plante anticipe l’esquive et envoie sa vrille juste à l’endroit où le tuteur est attendu.

La dionée attrape-mouche, plante carnivore, recrache si on lui propose un bout de craie. La sensitive d’appartement, mise sous la pluie pour la première fois, replie ses feuilles. Puis elle comprend qu’il ne s’agit que d’eau et cesse de s’en protéger, gardant ses feuilles ouvertes. Rentrez maintenant votre sensitive et gardez-la à l’intérieur pendant sept ans. Au bout de ce laps de temps, ses feuilles, si elles sont à nouveau placées sous la pluie, resteront ouvertes : la plante s’est souvenue de son expérience.

Avez-vous confronté votre expérience de l’intelligence végétale à la compréhension qu’en ont des biologistes du monde animal ?

J’attends avec impatience ma prochaine rencontre avec la Société suisse de neurobiologie, qui souhaite se prononcer sur cette intelligence végétale, à l’aide de ses propres critères.

(1) Il est notamment l’auteur d’Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie (Seuil) et de Plaidoyer pour l’arbre (Actes Sud).

(2) Buchet-Chastel, 2017.

Écologie
Publié dans le dossier
Aux arbres, citoyens !
Temps de lecture : 9 minutes

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