H. M. Enzensberger : Réfractaire à l’autorité
L’autobiographie de Hans Magnus Enzensberger, grand écrivain, grand voyageur, hanté par « son » Allemagne, est enfin traduite.
dans l’hebdo N° 1511 Acheter ce numéro
Une traversée du XXe siècle. Ou, plus précisément, de la seconde moitié du siècle passé. Celle d’un Allemand, volontiers antiautoritaire, aujourd’hui âgé de 88 ans. Philosophe, romancier à ses heures, dramaturge et surtout poète, Hans Magnus Enzensberger, né dans la très réactionnaire Bavière en 1929, a écrit toute sa vie. Autant qu’il a parcouru le monde, de Cuba à la Norvège, de Moscou à Paris, ou à travers l’Europe orientale…
Le titre indique à lui seul le style de son existence. Un long Tumulte, presque ininterrompu. Tant de tumultes, dans la sage et quasi irrespirable Allemagne d’après-guerre d’abord, où il devient vite un membre important du Groupe 47 (1947-1967), sorte de clan informel de jeunes auteurs qui vont bouleverser et surtout reconstruire la littérature d’outre-Rhin, parmi lesquels l’immense Heinrich Böll (qui, comme lui, sera ensuite proche de la jeunesse révoltée des années 1960 et 1970), Günter Grass ou Ingeborg Bachmann. Il relativise l’influence de ce groupe, tant loué aujourd’hui par les critiques et historiens de la littérature : « Ce n’était qu’une minorité de gens qui, simplement, ne voulaient plus voir de nazis, un dispositif d’urgence sans doctrine esthétique et doté d’une doctrine politique essentiellement négative. »
Même type de considérations sur les sempiternelles commémorations des révoltes soixante-huitardes, « barbantes au possible », lui qui fut approché par des membres de la RAF, ou « bande à Baader », et joua un certain rôle dans les conflits entre factions de l’extrême gauche extraparlementaire. Il raconte ainsi, durant quelques pages à l’humour féroce mais tout en retenue, la seule manifestation à Francfort où il prit la parole, devant une foule d’ex-militants devenus de bons pères de famille grisonnants tout en ayant, parfois, gardé une certaine longueur de cheveux par fidélité à leur passé. Il conserve surtout de l’épisode un souvenir très embarrassé, lui qui est souvent considéré en Allemagne comme la dernière grande figure, encore un brin fidèle, des engagements de cette époque : « C’était insupportable de découvrir en moi un potentiel démagogique. J’ai remarqué à quel point cette masse et cette rhétorique du “bain de foule” m’étaient antipathiques. »
Outre le vif plaisir de lecture que procure ce texte savoureux, on découvre un Enzensberger qui « converse avec [lui]-même, jeune et vieux ». Les chapitres sont entrecoupés de nombreux poèmes, de réflexions ou de mises à jour de documents plus anciens, dans un livre construit sur « la technique du “dialogue des morts”, venue de l’Antiquité », mettant sans cesse en doute l’autorité, quelle que soit la forme qu’elle ait pu prendre selon les époques. Tumulte, en ce sens, est une fine leçon de vie, délivrée par un grand intellectuel allemand.
Tumulte Hans Magnus Enzensberger, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, coll. « Du monde entier », 288 p., 22 euros.