La forêt aux abois

Depuis l’Antiquité, les hommes ont abondamment ponctionné les ressources sylvicoles. Jusqu’à prendre conscience, en France au XIXe siècle, de leur finitude et enfin inverser la tendance.

Claude-Marie Vadrot  • 25 juillet 2018 abonnés
La forêt aux abois
© photo : ANTOINE LORGNIER / AFP

La forêt des Gaulois, dans laquelle batifolaient les sangliers, mais aussi des bisons et des aurochs, couvrait une quarantaine de millions d’hectares, soit les trois quarts du territoire actuel de la France (1). Preuve que, contrairement à une légende tenace forgée par Jules César évoquant un pays « chevelus », la Gaule n’était pas seulement une forêt peuplée de chasseurs que les Romains venaient déranger, mais déjà une contrée de défricheurs et d’agriculteurs. D’ailleurs, quelques siècles plus tard, sous Charlemagne, la forêt, selon les historiens, ne représentait plus que 30 millions d’hectares et reculait sous la hache des Francs.

Jusqu’au Xe siècle – le territoire étant désorganisé après la fin de l’Empire romain –, les forêts regagnent du terrain, avant de régresser rapidement à partir du siècle suivant. Pour de nombreuses raisons : à mesure que la population augmente, les besoins en bois de chauffage et de construction s’accroissent, l’agriculture défriche, et les troupeaux, de plus en plus nombreux, paissent en forêt et limitent sa régénération naturelle. À la fin du XIIIe siècle, l’espace forestier ne représente plus que 13 millions d’hectares, et il est essentiellement organisé pour les chasses royales et seigneuriales.

Cette situation de relative pénurie subsiste au point d’inciter Jean-Baptiste Colbert, ministre de Louis XIV, à prononcer la célèbre phrase : « La France périra faute de bois. » Condamnant les errements des siècles précédents, souvent liés à l’incompétence ou à la corruption des responsables forestiers, Colbert prend en 1669 une ordonnance de « réformation » de la gestion forestière pour faire face à de nouveaux besoins. Il faut alimenter les premiers hauts fourneaux, les forges, les verreries, les cristalleries, les usines de porcelaine, les tanneries, et l’on a toujours besoin de bois d’œuvre ou de chauffage, ainsi que de charbon de bois. Enfin, il faut construire des navires de plus en plus grands. Deux mille arbres sont nécessaires pour un bateau, et le seul entretien de la marine de guerre, en pleine expansion, représente l’équivalent annuel de 100 000 hectares de forêt. Les efforts de Colbert et de ses successeurs ne parviendront qu’à limiter les dégâts. Avant la Révolution, la surface forestière est réduite à 7 millions d’hectares.

La disparition de toute autorité pendant la Révolution et, surtout, le ressentiment de la population contre l’aristocratie et la bourgeoisie laissent libre cours à d’immenses coupes sauvages et à la divagation des troupeaux, notamment de chèvres, dans les espaces boisés. L’Assemblée législative et la Convention abordent souvent le sujet, mais, bien que l’idée de nationaliser les forêts soit évoquée, elles ne prennent aucune décision. L’empire napoléonien hérite donc d’une forêt d’à peine 6 millions d’hectares et aggrave la situation pour les besoins de la marine. Les historiens de la forêt rapportent, par exemple, que la bataille maritime de Trafalgar a englouti près d’un million d’hectares de chênes plus que centenaires !

À la Restauration, après bien des atermoiements, est finalement créée la très militarisée École royale des eaux et forêts (2) à Nancy, en 1824, puis, en 1827, est promulgué un code forestier destiné à mettre de l’ordre dans l’exploitation des espaces sylvicoles. Pour peu de résultats et surtout des protestations dans les provinces, à commencer par la guerre des Demoiselles en Ariège, de 1829 à 1832, qui voit les paysans se soulever pour défendre leurs droits de pacage. En dépit du changement de régime en 1830, l’État continue de vendre ses forêts domaniales pour alimenter son budget et la situation de se dégrader.

Nous parlons d’une époque où la forêt n’est fréquentée que par ses travailleurs : la traverser pour se déplacer est réputé dangereux, en raison de la menace des ruffians rançonnant ou assassinant les voyageurs. La forêt fait peur. Il faut attendre le mitan du XIXe siècle, grâce à l’influence du romantisme et de certains intellectuels, pour que les espaces boisés suscitent de l’intérêt, puis un engouement. Claude-François Denecourt, ancien grognard de Napoléon, organise les premiers sentiers de randonnée dans la forêt de Fontainebleau, lesquels existent toujours. Les Parisiens affluent et l’école des peintres de Barbizon (Corot, Millet, Rousseau et les impressionnistes) participe à la dédiabolisation de la forêt. Un mouvement de découverte, de célébration et de protection facilité par l’arrivée du train parisien en 1849. Se promener en forêt devient à la mode, et les poèmes et articles de presse sur la France sacrifiant ses arbres se multiplient.

Les inondations qui ravagent le pays dans les années 1840 puis en 1856 et 1859 – catastrophes attribuées à la déforestation des montagnes et des plaines, laissant les eaux dévaler – renforcent cet intérêt pour la forêt. « Il faut reboiser », clament et écrivent les premiers conservateurs de la nature, appuyés par les forestiers, enfin entendus.

Après les échecs des lois de 1841 et 1846, ceux-ci sont plus écoutés et les pouvoirs publics reboisent peu à peu, malgré les protestations des agriculteurs et une véritable guérilla menée par les propriétaires contre les -officiers forestiers. Les Landes, sur près d’un million d’hectares, puis la Sologne seront plantées de forêts – souvent, hélas, en résineux (car ce sont les arbres les plus rentables) –, tout comme les Alpes ou les pentes dénudées du mont Aigoual, en Lozère. Des flancs de montagne sont progressivement replantés, tant l’angoisse des crues reste vivace. Et le lobby des arbres poursuit ses campagnes de presse. Si bien qu’en 1887 la surface boisée remonte à 9 millions d’hectares. Résultat facilité par le recours de plus en plus massif au charbon pour le chauffage et les industries, que le chemin de fer concentre autour des villes.

Même s’il ne faut pas négliger les effets des pressions des associations et des actions des forestiers, une large part de la reforestation française est la conséquence de l’exode rural, qui bouleverse le paysage à partir des années 1870 jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Les campagnes se vident, les paysages se referment et se peuplent d’arbres. En 1872, les agriculteurs sont 18,5 millions : ils ne seront plus que 7,3 millions en 1968. Aujourd’hui, on en compte tout au plus 500 000. Les paysans ont laissé place à une forêt de 17 millions d’hectares, très morcelée et partagée entre plusieurs millions de propriétaires.

(1) Les chiffres sont donnés par rapport à la superficie actuelle du territoire métropolitain français.

(2) Fusionnée dans AgroParisTech depuis 2007.

Écologie
Publié dans le dossier
Aux arbres, citoyens !
Temps de lecture : 6 minutes

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