L’appel de la forêt
Étouffés par leur existence, des individus et des communautés trouvent dans la nature l’oxygène d’une autre vie.
dans l’hebdo N° 1513-1515 Acheter ce numéro
Peut-on avoir « recours » à la forêt, comme le théorisait l’écrivain Ernst Jünger en 1951 ? La forêt pour refuge, idée polysémique qui sous-entend à la fois le subi et le choisi, le péril et le sauvetage, le physique et le symbolique. En découle une abondance de démarches, comme le rappelle le sociologue David Le Breton dans La Saveur du monde (Métailié, 2006) : il y a « la forêt du chercheur de champignons, du flâneur, du fugitif, de l’Indien, du chasseur, du garde-chasse, du braconnier, des amoureux, des égarés, des ornithologues, des animaux, de l’arbre, du jour, de la nuit. Il n’y a pas de vérité de la forêt, mais une multitude de perceptions selon les angles d’approche, les attentes, les appartenances sociales et culturelles ».
La forêt est d’abord un lieu de quête méditative, comme en témoigne la réclusion religieuse à laquelle s’adonnent divers pratiquants. On vient y chercher l’introspection existentielle. Dans Walden, livre de 1854 qui inspira des communautés forestières dans les années 1970, le philosophe Henry David Thoreau lie son départ dans les bois au désir de « vivre de manière réfléchie, affronter seulement les faits essentiels de la vie ». La forêt est aussi un lieu d’engrillagement pour riches propriétaires – on parle de solognisation du territoire. À l’inverse, elle peut être un refuge pour précaires et SDF, comme dans le bois de Vincennes. Elle fut, sur tous les continents, une place de résistance pour ceux qui fuyaient les guerres et les persécutions. Elle attire aujourd’hui ceux qui viennent y chercher une autre manière de vivre.
La forêt a toujours été habitée par des populations dites « autochtones » ou « isolées ». Elles sont de moins en moins nombreuses, mais fascinent de plus en plus. Dans un monde gagné par l’uniformisation et la standardisation, sur une planète où la moitié de l’humanité habite en ville, vivre « en marge de » révèle une forme d’utopie. « Un jour, on est las de parler de décroissance et d’amour de la nature, explique l’auteur Sylvain Tesson (Dans les forêts de Sibérie, Gallimard, 2011). L’envie nous prend d’aligner nos actes et nos idées. Il est temps de quitter la ville et de tirer sur les discours le rideau des forêts. »
L’histoire de cette retraite vers la forêt est celle de milliers d’anonymes, par définition impossibles à comptabiliser. Elle concentre généralement plusieurs refus : de l’urgence et de la concurrence, du travail et de la dette, de l’anxiété et du burn-out ; d’une société de consommation épuisante ; d’un monde d’écrans où les moyens de communication sont toujours plus nombreux mais déshumanisés. « Nos existences nous pèsent, résume David Le Breton dans Disparaître de soi (Métailié, 2015). Nous aimerions prendre congé des nécessités qui leur sont liées. Se donner des vacances de soi pour reprendre son souffle. »
Telle était peut-être la motivation de Gisèle Bolos. Cette quinquagénaire retrouvée en 2010 dans les bois de Saint-André (Charente) voulait être « en paix, tranquille, sans ennuyer personne » (Sud-Ouest). Foster Huntington, qu’une carrière attendait chez Ralph Lauren, a décidé en 2011 de s’en aller parcourir les États-Unis, avant de s’installer dans une forêt des gorges du fleuve Columbia. « J’en ai eu marre de bosser dans la mode et de designer des trucs pour bourges du Connecticut, confie-t-il à Vice. Travailler derrière un bureau 70 heures par semaine dans une putain d’entreprise alors que je n’avais même pas 30 balais, merci quoi ! » Christopher Knight, célèbre pour avoir vécu sans le moindre contact dans une forêt du Maine de 1986 à 2013, ne peut, lui, expliquer son comportement. « Je ne pensais à rien de particulier, je l’ai seulement fait. »
Ces existences constituent autant d’exemples emblématiques. La vie de Christopher McClandless, racontée dans le film Into The Wild, l’est aussi à bien des égards. Ce jeune Américain promis à un avenir confortable décida en 1990 de tout laisser derrière lui et de prendre la route. Destination finale : la piste Stampede, dans une forêt de l’Alaska. Un départ motivé par l’influence de ses lectures (Thoreau, Jack London), son rejet de la société de consommation et un environnement familial délétère (violences, alcoolisme).
Des centaines d’individus ont tenté, dans la seconde moitié du XXe siècle et souvent pour des raisons similaires, de s’ériger en communauté. Auroville, cité créée en Inde en 1968, voulait rassembler des personnes souhaitant vivre sans nationalité, sans religion et sans argent. Une sorte de civilisation parallèle qui ne pouvait s’imaginer qu’en forêt : 3 millions d’arbres seront plantés.
Au Royaume-Uni, l’homme d’affaires Alan Heeks est à l’origine d’une autre initiative. Il acquiert dans les années 1980 Hazell Hill Wood, forêt d’une trentaine d’hectares. Comme le raconte Agatha Rodgers dans Forêt refuge (L’Harmattan, 2017), trois principes guident son projet : créer des conditions de vie durables, atteindre la résilience (survivre dans l’environnement) et réutiliser les ressources et déchets. L’aventure se bâtit grâce à un travail communautaire auquel participent des personnes de tous horizons. « Des individus qui avaient besoin de recul par rapport aux choses et cherchaient à s’engager dans une nouvelle communication avec eux-mêmes. » D’où cette thérapie naturelle à base de silence et d’état sauvage.
Le laboratoire « forêt refuge » ne doit cependant pas occulter la contradiction qui peut, à terme, découler de cette pratique : comment rallier massivement les forêts et construire un « autre monde » sans y importer les problèmes que l’on souhaitait fuir ? L’environnementaliste Aldo Leopold le rappelle dans son Almanach d’un comté des sables lorsqu’il écrit que « toute protection de la vie sauvage est vouée à l’échec, car, pour chérir, nous avons besoin de voir et de caresser, et, quand suffisamment de gens ont vu et caressé, il ne reste plus rien à chérir ».