Le coût social de l’enfermement

Problème récurrent et croissant, la surpopulation carcérale s’explique par toute une chaîne pénale. Malgré les attentes, la réforme annoncée ne permet pas d’espérer endiguer ce fléau.

Jean-Claude Renard  • 11 juillet 2018 abonnés
Le coût social de l’enfermement
© photo : PATRICK VALASSERIS/ AFP

Commençons par les chiffres : record battu. Et triste record. À un moment de l’année toujours source de tensions, la situation s’annonce dramatique. Selon les données publiées par l’administration pénitentiaire (AP), en juin, dans les 188 établissements pénitentiaires français, 70 408 personnes sont détenues pour 59 871 « places opérationnelles ». Soit 1,3 % de plus qu’en 2017 et une densité carcérale de 117,6 %. On s’y attendait depuis longtemps, c’est fait : depuis trois mois consécutifs, la barre symbolique des 70 000 est franchie. Cette surpopulation se concentre principalement dans les maisons d’arrêt, accueillant les personnes en attente de jugement (20 753 prévenus au 1er juin, soit 29,5 % de la population carcérale), et celles condamnées à de courtes peines.

Sur le site de l’administration pénitentiaire, on peut lire d’autres chiffres qui dessinent le paysage actuel : quatre établissements ou quartiers ont une densité supérieure ou égale à 200 %. Pour 43 autres, cette densité atteint 150 à 200 % d’occupation. Cinquante-six encore oscillent entre 120 et 150 %. Il est un autre chiffre officiel effrayant : le nombre de matelas au sol, en mai, s’élevait à 1 687. Ce n’est plus un paysage, mais un décor concentrationnaire. Tandis que les personnes condamnées non détenues (peines alternatives) ne sont que 12 174.

Si la surpopulation carcérale ne cesse de croître, l’AP, toujours sur son site, livre quelques explications : « Entre 2004 et 2016, le nombre de condamnations prononcées à l’encontre de personnes majeures pour délit a augmenté de 17 %. » Et si l’amende est devenue la peine la plus prononcée, « le volume d’emprisonnement ferme prononcé par les tribunaux et cours d’appel correctionnelles a augmenté de 32 % pour atteindre le volume record de 87 000 en 2016 ». Les peines se sont donc alourdies. Parallèlement, on observe que la France comptait 59 118 places en 2017 et qu’elle en possède 59 871 aujourd’hui. Soit 1,3 % de plus sur un an. On a encore augmenté le parc pénitentiaire… Pour rien, suivant l’adage sempiternel : plus on construit, plus on remplit.

Dans cet esprit, l’obligation d’encellulement individuel, inscrite dans la loi depuis 1875 et toujours repoussée depuis, reste un leurre. Une disposition pourtant fondamentale puisqu’il s’agit de garantir à chaque personne incarcérée le droit de disposer d’un espace où elle se trouve protégée d’autrui et peut préserver son intimité.

En 2005, date depuis laquelle les personnes écrouées non détenues sont comptabilisées à part (« placées sous surveillance électronique ou à l’extérieur sans hébergement », précise l’AP), il y avait 58 516 personnes physiquement incarcérées pour 50 094 places. Puis 67 075 en 2014 pour 57 516 places. Toujours plus de places, toujours plus de détenus.

Pour John Bingham, délégué au Genepi, association prônant le décloisonnement des prisons et intervenant dans les centres pénitentiaires, « il existe toute une chaîne pénale qui explique cette croissance. On a d’abord observé un revirement sécuritaire après les Trente Glorieuses. On a été vers plus d’enfermement. Puis, avec la politique public-privé, on a même ouvert un marché de l’enfermement. D’un côté, on a construit des places de prison ; de l’autre, on a enfermé pour des délits de plus en plus mineurs ».

« Laxisme »

Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, visitant régulièrement les prisons avec ses équipes, Adeline Hazan complète : « On constate aussi plus de détentions provisoires. Il y a seulement trois ans, elles représentaient un quart des incarcérations ; aujourd’hui, c’est un tiers. Les peines prononcées sont également plus longues. Et la comparution immédiate, de plus en plus employée, est une grosse pourvoyeuse d’incarcérations, parce que les magistrats n’ont pas le temps d’examiner avec attention les possibilités éventuelles du bracelet électronique, de la semi-liberté ou du chantier extérieur. En conséquence, la solution de facilité qui s’offre aux magistrats est de prononcer des peines d’incarcération, même courtes. Or, ce sont les pires, car elles ne permettent pas d’envisager un parcours d’exécution des peines pour préparer la sortie. »

Cette surpopulation carcérale n’est pas sans répercussions sur le terrain. « Les premiers effets sont physiques et spatiaux, relève John Bingham, avec des conséquences sanitaires importantes. En plein été, ce sont à peine trois douches par semaine pour des personnes qui cohabitent dans 9 m2. » Adeline Hazan renchérit, pointant un accès impossible au droit à la santé, avec « des délais de plusieurs mois pour voir un médecin parce qu’il n’y en a pas assez. Le droit au maintien des liens familiaux est également entravé, car les parloirs sont pleins. Enfin, le taux de travail est de seulement 20 % chez les détenus, alors que la plupart d’entre eux veulent travailler. En somme, aucun des droits fondamentaux inscrits dans la loi ne peut être appliqué. Sans parler des violences et des tensions entre détenus et surveillants, liées directement à ces conditions de détention, et qui empêchent les surveillants d’exercer leur mission et de s’entretenir avec les détenus ». Des conditions carcérales qui ont vu la France plusieurs fois condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), non pas stricto sensu pour sa surpopulation, mais pour traitement indigne et dégradant.

C’est dans ce contexte difficile, et après plusieurs jours de grève de surveillants dans les établissements en hiver, qu’Emmanuel Macron a présenté, le 6 mars dernier, à l’École nationale de l’administration pénitentiaire d’Agen, les grandes lignes de ses chantiers de la justice – parce qu’à l’instar de Nicolas Sarkozy (avec Rachida Dati) ou de François Hollande (avec Christiane Taubira), chaque locataire de l’Élysée veut sa réforme pénale. Avec un discours apparemment prometteur.

Ce plan relève, selon le Président, « d’une sorte de bon sens » destiné à « sortir d’une philosophie dans laquelle on a tout pensé par la prison. […] L’emprisonnement ne cesse d’augmenter parce qu’au fond cela reste la solution qui contente symboliquement le plus de monde ». Au programme, la suppression automatique des peines de prison de moins d’un mois. Celles comprises entre un mois et six mois pourront être effectuées hors des établissements pénitentiaires, afin de sortir de la surpopulation carcérale et de redonner « du sens à la peine ». Au juge de motiver sa décision s’il demande l’enfermement.

« Il ne s’agira clairement pas d’une concession à la fermeté nécessaire face à la délinquance, au contraire. C’est tout sauf le laxisme », a martelé le chef de l’État. Qui a aussi annoncé qu’une peine de prison supérieure à un an serait effectivement et aussitôt exécutée, et la fin de l’aménagement systématique pour les peines au-delà d’un an. Ce sera là encore au juge d’apprécier. Sur ce volet, on peut rappeler qu’en 2016, sur les quelque 550 000 délits sanctionnés, les tribunaux ont prononcé seulement 11 % de peines alternatives.

« Perplexe »

Plusieurs délits (routiers, usage de drogue) seront désormais punis d’amende, et il est dit que le port du bracelet électronique sera encouragé. Par ailleurs, Emmanuel Macron entend développer, à travers une agence, les travaux d’intérêt général, pour lesquels il veut mobiliser les entreprises, les collectivités et l’État. Il a également annoncé la création de 1 500 postes de conseillers d’insertion et de probation chargés de suivre les condamnés (actuellement, le nombre de conseillers s’élève à 4 000 pour 250 000 personnes suivies). Ultime annonce, la création de 7 000 places supplémentaires sur le quinquennat, au lieu des 15 000 visées pendant la campagne électorale. Selon l’entourage du Président, il faut tenir compte « des contraintes qui pèsent sur la construction d’établissements pénitentiaires ». Entendez contraintes budgétaires.

Ce programme n’a pas manqué de susciter inquiétudes et interrogations. Ainsi, Adeline Hazan, se dit « perplexe après le discours d’Emmanuel Macron, qui parlait de réduire les peines et de faire de la prison vraiment le dernier recours, ce qui, au reste, correspond à la loi. Cet espoir est retombé avec ce projet du gouvernement, même s’il faut attendre les débats au Parlement. L’interdiction de l’aménagement des peines au-delà d’un an risque d’anéantir à elle seule les effets potentiels d’une réduction par la suppression des très courtes peines, qui touchent environ deux cents personnes. In fine_, il y aura un effet de compensation qui me laisse dubitative sur la baisse de la population carcérale »_.

John Bingham n’est pas moins sceptique. « C’est un projet de réforme qui dit tout et son contraire, avec plus de peines alternatives et plus de places de prison. En outre, avec la mise en place d’une agence nationale des travaux d’intérêt général, chapeautée par David Layani, entrepreneur et fondateur de Onepoint, nous craignons que des intérêts privés ne s’insèrent davantage dans le dispositif des peines alternatives. » Arguant du bon sens, Emmanuel Macron a promis de « sortir d’une philosophie dans laquelle on a tout pensé par la prison ». On voit mal comment.

Société Police / Justice
Publié dans le dossier
Prisons surpeuplées, un mal français
Temps de lecture : 8 minutes

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