Les reclus de la République
Assignés à résidence dans de nouveaux centres d’hébergement low cost, les migrants « dublinés » vivent dans la solitude et la peur de l’expulsion. Rencontre à Vitrolles avec plusieurs d’entre eux.
dans l’hebdo N° 1510 Acheter ce numéro
Àpremière vue, difficile de croire qu’une centaine de demandeurs d’asile vivent ici. Au sud de Vitrolles (Bouches-du-Rhône), dans une zone commerciale clairsemée, une station de lavage de voitures, un promoteur de villas et un fabricant de PVC entourent un rond-point coiffé de panneaux publicitaires. En cette fin de juin, seuls quelques lézards affrontent le soleil en zigzaguant par étapes. « Le centre pour migrants ? C’est derrière, là-bas », indique Roger*, grand gaillard vêtu d’une chasuble de chantier qui travaille près de l’aéroport Marseille-Provence, situé à 30 minutes à pied. « Au début, je ne savais même pas qu’ils étaient là ! Comment ils vivent dedans, les pauvres ? Ils sont deux ou trois dans une chambre de 9 m2 », glisse-t-il, la clope au bec, avant de reprendre : « C’est comme une cellule, hein ! »
Comme celui de Vitrolles, 62 anciens hôtels économiques, soit 5 351 places, sont dorénavant gérés par Adoma depuis mars 2017 (1). Leur effectif varie : les plus petits accueillent 20 personnes, comme à Monclar (Tarn-et-Garonne), tandis que les plus grands logent jusqu’à 150 âmes, à Lyon par exemple (2). À l’intérieur, il y a les migrants qui s’apprêtent à déposer leur demande d’asile, ceux qui sont déjà inscrits dans la procédure et attendent d’être orientés vers des structures spécialisées, et puis, en grande majorité, ceux qui relèvent du règlement Dublin, car ils ont laissé leurs empreintes dans un autre pays d’Europe. Pendant six mois, le temps que la France prenne contact avec le pays responsable du dossier et que celui-ci rende sa décision, la personne exilée peut être expulsée. On parle dans ces cas-là de « transfert ». En 2017, 34 % des demandes d’asile en France étaient concernées par ce règlement, un nombre en augmentation par rapport à 2016.
Face à ces personnes, dont certaines fuient la dictature au Soudan ou le chaos en Afghanistan, et qui sont arrivées en Europe dans des conditions cauchemardesques, la réaction du gouvernement a été de choisir un lieu, les Prahda, et une mesure, l’assignation à résidence, pour s’assurer de leur reconduite vers un autre pays que la France. C’est explicite dans la circulaire Collomb du 22 novembre 2017 adressée aux préfets : « Vous identifierez des capacités d’hébergement dédiées à l’assignation à résidence des demandeurs d’asile sous procédure Dublin, en mobilisant notamment le dispositif Prahda. » Cette « exigence de fermeté et d’efficacité » (sic) est présente dans le projet de loi asile et immigration, en discussion au Sénat la semaine dernière, qui « appelle […] à une mise en œuvre renforcée du règlement Dublin (3) ». Cette assignation dure 45 jours, et est renouvelable une fois. Chaque semaine, la personne doit se présenter au commissariat ou à la gendarmerie.
Rétention hors les murs
« Nous observons une augmentation sans précédent de ce type d’assignation », alerte Clémence Richard, responsable nationale « expulsion » à la Cimade. « Cette évolution est notamment permise par le développement de structures d’hébergement à la marge entre l’accueil et la surveillance, comme les Prahda. Concrètement, c’est la rétention hors les murs », poursuit-elle, en rappelant que l’utilisation de cette mesure pour les personnes sous procédure Dublin a été initiée par la réforme du droit d’asile en 2015, renforcée par la circulaire du 19 juillet 2016.
« Le fait que des publics aux situations différentes soient confrontés à des expulsions crée une anxiété et une suspicion générale à l’égard des dispositifs d’hébergement. Votre voisin peut disparaître du jour au lendemain », poursuit Clémence Richard. C’est ce qui fait la différence, d’une part, avec les centres d’accueil et d’orientation (CAO), qui sont des centres d’hébergement de transit, mais surtout avec les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) et les hébergements d’urgence pour demandeurs d’asile (Huda), qui ne s’occupent que d’un cas administratif particulier. Les Prahda ont aussi cette particularité d’être un lieu qui prépare à l’expulsion des « dublinés ». Un douteux mélange des genres, qui se retrouve aussi dans leur modèle économique, bien loin des vœux pieux et des logiques humanitaires.
Pour remporter le marché public ouvert par l’État et financer l’achat de 62 Formule 1 à AccorHotels, la Société nationale immobilière (SNI), dont Adoma est une filiale, a mis en place un fonds à impact social, nommé Hémisphère. Il contient des capitaux publics et privés, lesquels proviennent de six investisseurs : Aviva France, BNP Paribas, Caisse des dépôts, CNP Assurances, PRO BTP et, plus surprenant, la Maif, qui a contribué à hauteur de 10 millions d’euros. Avec un taux plancher garanti à 3,5 %, le placement se fait sans risque. Sur le dos des migrants ? C’est ce qu’ont dénoncé plusieurs associations, sous l’impulsion du Réseau éducation sans frontières-65. Par une série de pétitions, celui-ci a pu convaincre « l’assureur militant » de réaliser un audit et de visiter le Prahda de Séméac. C’était le 19 mai. Jean-Louis Imbert, de RESF-65, était présent. « Les représentants de la Maif ne s’attendaient pas à trouver des familles qui devaient cuisiner dans leur chambre, sans aucun espace collectif, ou des enfants obligés d’apprendre leurs leçons sur le recoin d’une tablette dans une chambre de 9 m2. Ils ont été choqués. »
Pour autant, l’assureur n’envisagerait pas de se retirer. Dans une réponse à RESF-65 écrite le 3 avril, soit avant ses découvertes au Prahda, il affirmait : « Être un investisseur responsable, c’est faire le choix de prendre notre part dans les problèmes de société, y compris les plus complexes, les plus difficiles à financer, parce que très peu de personnes veulent s’en occuper, comme c’est le cas pour l’hébergement des populations fragiles. » Dans ce courrier, il souhaite rappeler que « la rémunération du fonds s’inscrit dans le cadre de ce qui relève d’un investissement d’intérêt général, c’est-à-dire en dessous des seuils exigés habituellement, tout en permettant au minimum de préserver les fonds de nos sociétaires et de pouvoir nous impliquer de façon structurelle et non anecdotique dans la lutte contre le mal-logement, et même le non-logement des populations en détresse ».
La pétition de RESF-65 critiquait aussi le lien étroit entre l’administration et Adoma, inscrit dans le cahier des charges : le transfert des « dublinés » « vers l’État responsable de l’examen de leur demande d’asile devra être préparé par le titulaire [Adoma, NDLR] en lien avec les services de l’État compétents. Le titulaire signalera toute fuite du demandeur aux services compétents et veillera au respect par l’intéressé de ses obligations de présentation ». Une relation qui, à Vitrolles notamment, a pu engendrer de graves atteintes au droit. Le 24 octobre 2017, trois résidents assignés à résidence se rendent au commissariat pour signer. Ils sont illégalement emmenés par la police aux frontières pour être expulsés collectivement le lendemain vers l’Italie. Pas de droit de recours ni de garanties de la procédure, et ce devant la direction du Prahda.
Des histoires comme celle-là, le collectif de soutien aux migrants de la région, El Manba, en a à la pelle. Camille* en est une membre active. Juriste, elle constate des abus réguliers. « C’est une stratégie du découragement, analyse-t-elle. Le Prahda est l’ultime maillon d’un long processus administratif qui mène à l’expulsion. Il s’inscrit dans une logique globale de criminalisation des migrants. »
Si la visite d’un média doit passer par une autorisation du ministère de l’Intérieur, les associations peuvent se rendre librement dans les centres, à l’image du Prahda de Gémenos (Bouches-du-Rhône), où les résidents sont en lien avec plusieurs soutiens, comme El Manba, le Cercle de l’harmonie (un espace solidaire d’Aubagne) ou la CGT locale. Mais tous les Prahda ne connaissent pas cette situation et, à Vitrolles, ce sont surtout les résidents qui, lorsqu’ils le peuvent, sortent par exemple à Marseille pour rencontrer les associations.
Ici, il n’y a que des hommes seuls venus du Soudan, d’Afghanistan, d’Afrique de l’Ouest. Peu de personnes extérieures, hormis de temps en temps les Restos du cœur. Le parking est plus grand que les espaces pour se reposer. Chaque chambre héberge 1 ou 2 personnes. Les lits (un double et un simple superposés) occupent 80 % des 9 m2 de la pièce (le minimum étant de 7 m2 dans le cahier des charges), le reste comprend un évier, une petite table et, parfois, une télévision dont les programmes ne sont compris par presque personne. La chambre d’Idriss* est le QG pour lui et deux de ses amis. Il a été assigné et, aujourd’hui, le délai de 45 jours est dépassé. Un rendez-vous à la préfecture serait prévu, sans autre information. « Pourquoi reste-t-on parfois plus de 7, 8, voire 9 mois ? On attend, on mange, on dort. Et personne ne nous apprend le français, dit-il, le regard perdu. Il n’y a pas de vie ici. »
Le hall d’entrée sert de pièce collective. « Avant, il y avait une secrétaire qui restait pour nous. Ça fait six mois qu’elle n’est plus là », indique-t-on. Sur Linkedin, un poste de travailleur social est d’ailleurs à pourvoir dans ce Prahda. Depuis la création de ces centres, les démissions surviennent en série, explique Sonia Pradine, déléguée syndicale chez SUD-Logement social et membre du CE d’Adoma. « Le turn-over est monstrueux, révèle-t-elle. J’ai à peine le temps de contacter des salariés qu’on me demande comment démissionner, parfois six mois après l’embauche. » En théorie, un équivalent temps plein est responsable de 25 résidents. « Pour eux, ce qu’ils font n’est pas du travail social, mais de l’abattage. » D’autant qu’environ 70 anciens employés d’AccorHotels ont été reclassés dans les Prahda après une formation de cinq semaines, contre trois ans pour l’apprentissage classique.
Abdel*, résident soudanais du rez-de-chaussée, est un taiseux qui a déjà tout dit, tout écrit. Dans un texte de onze pages traduit de l’arabe, il explique : « C’est complètement illogique d’embaucher des gens qui ignorent tout de l’accompagnement de réfugiés. On se demande pourquoi certains responsables de centre se comportent avec dureté et sont souvent racistes. Chaque réfugié est un accusé jusqu’à ce qu’on prouve le contraire. » Quand ils étaient encore des Formule 1, Accor voyait en ces hôtels une « étape incontournable pour les voyageurs en quête de liberté (4) ». Un slogan qui, finalement, se prête encore aux Prahda. Mais, de ces nouveaux « voyageurs », bien rares sont ceux qui trouvent la liberté.
(*) Le prénom a été modifié.
(1) Sous statut « Hébergement d’urgence avec accompagnement social ».
(2) Selon la carte de la Cimade, disponible en ligne.
(3) Étude d’impact, projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif, 20 février 2018.