Patrick Doutreligne : « Gérard Collomb a une forme de mépris pour le secteur associatif »
Patrick Doutreligne démissionne de son poste de président d’Adoma, société qui gère des structures d’hébergement pour migrants. Il dénonce l’attitude et l’idéologie du ministre de l’Intérieur.
C’est l’épilogue d’une année de tension sur l’accueil des migrants, entre Gérard Collomb et le président d’Adoma, société gestionnaire d’habitat social. Soutenu par la direction de la société, leader dans l’habitat social à destination des migrants, Patrick Doutreligne comptait prolonger son mandat qui s’achevait en septembre prochain. Mais l’État, actionnaire à 42 % d’Adoma, lui a adressé une fin de non-recevoir. « Je n’ai été qu’à moitié étonné de cette réponse dictée du ministère de l’Intérieur car j’assume les désaccords de plus en plus importants avec les orientations de ce ministère », explique-t-il dans sa lettre de démission, lue au conseil d’administration le 25 juin dernier et que Politis a pu consulter. Patrick Doutreligne était-il trop militant pour le chef de la Place Beauvau (1) ? L’ancien délégué général de la Fondation Abbé-Pierre avait publiquement critiqué la circulaire Collomb et le projet de loi asile-immigration. Des prises de position permises par son poste de président de l’Union des associations sanitaire, sociale et solidaire (Uniopss) qu’il a gardé pendant son mandat. Il s’explique pour la première fois sur sa décision.
Politis : Vous avez décidé de démissionner de votre poste de président du conseil d’administration d’Adoma, dont la fin de mandat était prévue le 22 septembre prochain. Quelles sont les raisons de ce départ ?
Patrick Doutreligne : Lorsque j’ai été nommé par l’Élysée en 2015, j’avais fixé trois conditions avant d’accepter le poste. Je devais d’abord être sûr que ma fonction de président de l’Uniopss n’allait pas être incompatible avec cette fonction à la tête d’Adoma. Puis je considérais qu’il fallait rapidement améliorer les conditions d’hébergement des résidents en citant particulièrement le centre de La Boulangerie à Paris. Et enfin, il fallait que l’accueil des travailleurs migrants et des exilés qui arrivent sur le territoire se déroule dans des conditions dignes. Une partie de ces trois conditions n’ont pas été respectées.
Mais ce départ aurait pu se faire naturellement, au terme de mon mandat qui arrivait dans moins de trois mois. En effet, comme je l’explique dans la lettre de démission que j’ai lue au conseil d’administration le 25 juin dernier, le directeur général d’Adoma, Jean-Paul Clément, et plusieurs autres personnes de l’équipe dirigeante, m’ont proposé de changer les statuts de l’entreprise afin que je puisse rester à mon poste après le terme de mon mandat. La limite d’âge pour le président du conseil d’administration étant de 65 ans, je ne pouvais pas poursuivre mes fonctions si ces statuts restaient inchangés.
Malgré le soutien de la direction d’Adoma et l’accord tacite des autres ministères, à savoir les Affaires sociales, le Logement et Bercy, le ministère de l’Intérieur a refusé. Après trois ans de mandat bénévole à la tête d’un groupe qui emploie 3 000 salariés et gère 70 000 logements, j’apprends que l’on renonce à ce changement d’une manière extrêmement maladroite lors d’une réunion préparatoire en conseil d’administration par un représentant de l’État, visiblement très gêné. Gérard Collomb veut qu’Adoma reste le bras armé de l’État, ce qui est parfaitement compréhensible, mais avec un président à sa tête qui ne prend aucune position contre les orientations du ministère, ce que j’ai fait à plusieurs reprises, par absence d’un minimum de concertation en amont des décisions du gouvernement.
Vous expliquez dans votre lettre de démission que la réponse défavorable sur le changement de statut a été « dictée par le ministère de l’Intérieur ». Vous êtes en poste depuis mai 2017, comment s’est passée l’année avec Gérard Collomb ?
Il y a eu un vrai changement entre le gouvernement précédent et son arrivée. Avec Bernard Cazeneuve, certaines divergences étaient réelles mais elles s’exprimaient toujours dans le cadre d’un dialogue. À Calais notamment, les associations et Adoma recommandaient la création d’un centre humanitaire afin de ne pas laisser les milliers de personnes errer dans des conditions indignes dans notre République. Le ministre était absolument opposé à cette idée, mais nous en avions au moins discuté et nous avions contribué aux solutions alternatives. Le ministre actuel a une méconnaissance, voire une forme de mépris pour le secteur associatif, et une conception de la concertation qui se limite à sa seule décision.
La rupture a commencé avec sa circulaire de décembre 2017. Lors d’une première réunion, le ministre de l’Intérieur nous avait mis, avec les associations, devant le fait accompli en nous informant que les services de la préfecture et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) pouvaient désormais rentrer dans les centres d’hébergement. Choqués, nous avons décidé d’aller au Conseil d’État qui a pu encadrer strictement cette décision. À cette réunion, le 10 décembre, à la fin d’un discours où il annonçait que la circulaire était déjà écrite, presque toutes les associations se sont levées et ont quitté la salle. J’ai exprimé publiquement mon désaccord avec cette façon de faire (sur RTL et BFM, NDLR), mais avec ma casquette de président de l’Uniopss qui me garantissait une plus grande liberté de parole.
Ces prises de position vous ont-elles déjà été reprochées par le ministère ?
Jamais officiellement, jusqu’au refus de me voir prolongé à la tête d’Adoma après le terme de mon mandat. En revanche, l’entourage de Gérard Collomb m’a reproché d’avoir été le porte-parole des associations à la réunion du 10 décembre.
La situation s’est détériorée avec le projet de loi asile-immigration, dont nous avons rapidement dénoncé le déséquilibre. À part des avancées sur le regroupement familial notamment, il n’y a que des restrictions : augmentation de la durée de rétention, recours et conditions d’appel limités…
Constatant la rupture de dialogue entre le ministre de l’Intérieur et les acteurs associatifs, le Premier ministre a repris la main dans la concertation. Si ce dernier était plus « ouvert » sur le dialogue, aucune de nos remarques n’a pourtant été intégrée, en nous renvoyant vers les parlementaires.
J’ai alors beaucoup discuté avec des députés LREM pour essayer de les convaincre. Certains étaient d’accord avec nos observations ou nos contre-propositions et m’assuraient que des amendements allaient être déposés. Puis, dix jours plus tard, ils me rappelaient en m’indiquant que rien n’était passé en commission ou auprès du rapporteur, sous pression du ministre de l’Intérieur.
Dans votre lettre, vous indiquez avoir été « loyal dans l’exercice de votre mission » malgré des désaccords, comme sur la méthode employée avec les Prahda (Programme d’accueil et d’hébergement de demandeurs d’asile). Que reprochez-vous à l’appel d’offres remporté par Adoma ?
J’étais critique à l’égard des conditions de cet appel d’offres. Beaucoup d’associations ont estimé qu’il était biaisé, en mettant en avant le fait que seule de très grosses structures comme Adoma étaient en capacité de répondre dans un délai si court et sur des offres territoriales si larges. J’ai reçu des remontées acides de leur part, s’indignant qu’Adoma réponde à cet appel d’offres des Prahda. Je leur avais répondu que je pouvais exprimer un désaccord sur la méthode sans pour autant rejeter le principe de l’appel d’offres et encore moins nier les besoins réels sur le territoire.
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Le fait que vous soyez poussé vers la sortie indique-t-il une volonté de contrôle total de la part du ministère de l’Intérieur sur la gestion de l’habitat social et l’accueil des migrants ?
En trente ans, j’ai participé à d’innombrables discussions avec des gouvernements de droite comme de gauche. Même si vous êtes peu entendu, quand il y a un blocage général, l’administration est contrainte de lâcher sur certains points. Là, il y a eu un refus total de modification, et cette volonté est caractéristique de ce ministère. Sans doute le ministre souhaitera-t-il nommer un préfet à la présidence d’Adoma comme c’est le cas traditionnellement. Il incarne une forme de non-dialogue et de mise à l’écart en particulier des associations, qu’il estime hostiles. C’est une méthode que j’estime, comme président de l’Uniopss, pas acceptable, et qui, comme président d’Adoma, m’a conduit à la démission.
Mais je veux préciser une chose. Ce n’est pas un conflit de personne mais bien plus une différence idéologique très nette dans la façon dont la France doit accueillir les migrants. Ne pas améliorer les conditions de premier accueil, garder plus longtemps une personne en rétention, souvent dans des conditions inadmissibles, alors qu’elle n’a commis aucune faute de droit commun, et limiter les possibilités de recours n’est pas digne des valeurs de notre devise républicaine.
(1) Contacté, le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu à notre sollicitation.