Paul Robeson : l’imbrication des luttes
Le Musée du quai Branly consacre une installation passionnante au chanteur et activiste africain-américain Paul Robeson.
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En 1978, la revue Présence africaine publie un hommage au chanteur, acteur et activiste africain-américain Paul Robeson. Robeson est mort deux ans plus tôt. Date anniversaire, il aurait eu 80 ans lors de la parution du numéro. L’auteur du texte, une autre figure connue du militantisme noir américain, s’appelle John Henrik Clarke (lire aussi p. 43). Clarke-Robeson : deux combats politiques qui se sont croisés, deux destinées que l’on pourrait opposer.
D’un côté, un historien autodidacte, né en 1915, professeur des universités, figure adulée de Harlem, féru d’Afrique, qui au cours de sa carrière politique réorienta les priorités de son combat d’un ancrage plutôt socialiste vers les théories du nationalisme noir. De l’autre, un artiste, fils d’esclave, la première star noire, chanteur à la voix suave et profonde, acteur d’Eugene O’Neill et de C.L.R. James, qui allia sa carrière artistique à la cause politique et qui, lui, choisit une approche presque inverse, depuis la revendication des racines africaines vers le socialisme. Dans la pensée de Clarke, l’Afrique et sa diaspora s’imposent comme principales références. Chez Robeson, sont inclus dans un même combat anticolonialisme, anti-impérialisme et luttes des classes.
Panafricanisme
Pourtant, malgré les dissonances entre ces deux activistes, il y a dans le texte de John Henrik Clarke une admiration pour son aîné, rare sous la plume de cet auteur. Si Clarke souligne son attrait pour la période anglaise de Robeson, celle où il découvre le panafricanisme et où il fréquente les étudiants africains qui deviendront les leaders des indépendances, Kenyatta, Nkrumah, il évoque dans son article toutes les facettes du chanteur et son habilité à articuler les combats de son époque. Ce faisant, John Henrik Clarke révèle ici la complexité de l’engagement politique noir anticolonial. Impossible de penser en termes d’oppositions binaires. Les militants évoluent, articulent les combats et les convictions, et composent une pensée dont les contradictions ne sauraient être toujours réduites au simple opportunisme. Clarke le nationaliste peut révérer Robeson le cosmopolite.
Inaugurée il y a un mois, l’exposition Paul Robeson. Un homme du Tout-Monde s’inscrit de manière subtile dans cette réflexion. S’appropriant l’expression forgée par Édouard Glissant, elle constitue une nouvelle étape dans un travail plus large mené au Musée du quai Branly autour du panafricanisme. Il s’agit là d’un renouveau inattendu et salvateur pour les études africaines et afro-américaines en France. Il y a quinze ans, rares étaient ceux qui accordaient un intérêt à ce courant de pensée, qui pourtant a forgé les luttes contre le colonialisme.
Aujourd’hui, les projets de recherche sont plus nombreux et le Musée du quai Branly, sous l’impulsion de son archiviste Sarah Frioux-Salgas, a été une plateforme importante dans cette transition. Le musée présente maintenant sa quatrième exposition sur le thème, avec pour chaque initiative un travail de documentation mené avec attention. Pour retracer le parcours de Robeson, Sarah Frioux-Salgas s’est rendue à New York aux archives du Schomburg Center et du Daily Worker, journal communiste américain. Elle en a rapporté des trésors. Captations vidéo et sonores, photographies et documents rares.
« La tragédie du conflit racial »
L’installation fonctionne « par petites touches », des vignettes dans la vie de Paul Robeson. On y évoque d’abord ses activités d’entertainer se jouant des stéréotypes traditionnellement assignés aux Noirs. On rappelle son implication sur scène, au théâtre, et sa préférence pour les rôles distillant un message politique, tels Toussaint Louverture ou Othello, qui expose, dit-il, « le problème de mon propre peuple, la tragédie du conflit racial ».
Chemin faisant, l’exposition retrace le passage de Robeson à Londres entre 1927 et 1939, où il « découvre l’Afrique » et soutient la fondation du Council on African Affairs, qui à New York tente de sensibiliser le public à la cause africaine. En 1938, il est ensuite question d’Espagne, vers laquelle Robeson se tourne, se rangeant du côté des républicains espagnols et articulant la connexion intrinsèque entre les antifascismes et la lutte contre le colonialisme. Les combats aux États-Unis, « pour une autre Amérique », contre la ségrégation, ne sont pas en reste. Robeson s’oppose au plan Marshall et tisse des liens avec le Parti communiste, comme en témoigne une passionnante série de photographies ici montrées, issues notamment des pages du Daily Worker. Enfin, l’exposition évoque les relations de Robeson avec l’URSS et la confiscation de son passeport en 1950, au début du maccarthysme.
14 juin 1949. Paul Robeson est invité par le gouvernement soviétique à donner un récital en l’honneur du cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Alexandre Pouchkine. Coup de théâtre, il décide de clore son concert par Zot Nit Keynmol, le chant des partisans du ghetto de Varsovie qu’il interprète en yiddish. Devant la foule des officiels, Paul Robeson dédie la chanson à ses amis juifs, rendant hommage à deux de ses compagnons de route victimes des purges staliniennes : Solomon Mikhoels, assassiné en 1948, et Itzik Feffer, emprisonné. L’enregistrement du concert, explique un panneau de l’exposition, sera censuré puis oublié jusqu’en 1997. Acte de courage, le Zot Nit Keynmol de Robeson démontre comment son engagement, entre imbrication des luttes et distance critique, n’a jamais complètement tourné le dos au discernement. « L’artiste doit choisir de se battre pour la liberté ou l’esclavage. J’ai fait mon choix. »
« Paul Robeson. Un homme du Tout-Monde », Musée du quai Branly-Jacques Chirac, atelier Martine-Aublet, jusqu’au 13 octobre.