Pionniers de la sylviculture douce

Dans le Morvan, un groupement forestier démontre qu’il existe une alternative crédible et rentable à l’exploitation intensive de la forêt, qui malmène les sols et les paysages.

Erwan Manac'h  • 25 juillet 2018 abonnés
Pionniers de la sylviculture douce
© photo : Un chantier de reconversion sylvicole dans le Morvan, en 2016.crédit : PHILIPPE DESMAZES

C’est un bois touffu, d’apparence ordinaire, au bord d’une petite route goudronnée, qui noue la gorge de Lucienne Haese. Cette femme bouillonnante au verbe précis est soudain saisie d’émotion devant la beauté de cette forêt vivante – miracle simple de la nature qui travaille. Elle est emplie de fierté, surtout, de voir ce qu’a accompli le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan, dont elle est la figure de proue : exploiter cette parcelle de forêt sans en compromettre l’attrait touristique ni la richesse écologique.

Pour apprécier la splendeur de ce bout de forêt et des 300 hectares que le groupement possède et exploite, il faut d’abord emprunter une route qui serpente entre les collines du Morvan (Bourgogne) et rouler un moment pour voir l’autre sylviculture : celle qui coupe des forêts de feuillus à ras pour planter des rangées de résineux. Qui partage le panorama en tronçons à l’équerre, déclinant autant de nuances de vert selon l’âge des arbres. Et qui épargne encore l’horizon proche des 40 000 habitants d’Autun, la sous-préfecture de Saône-et-Loire, au grand soulagement de ces derniers.

La voiture s’arrête en lisière d’une de ces coupes rases qui transforment une forêt séculaire en un champ de rien en proie à l’érosion. Les souches éventrées cohabitent avec des jeunes pousses de pin au garde-à-vous, prêtes à décrocher les cieux. À quelques dizaines de mètres de ce champ de labour, une rangée de sapins s’étire à 30 mètres au-dessus de l’obscurité. Jacques Gorlier, un jeune retraité qui cache son regard espiègle sous une casquette de marin, se tient au bord d’un sol jonché d’épines de pin, près de la forêt. « Ce n’est pas une forêt, corrige le bénévole, cogérant du groupement, mais une monoculture d’arbres. »

Des Douglas, en l’occurrence : des résineux importés de la côte ouest de l’Amérique du Nord, qui retapissent toutes les régions sylvicoles de France. Ils poussent vite et droit, et jouissent d’une belle cote sur les marchés. Ils appartiennent à la « classe 3 », catégorie très fermée des bois qui peuvent vivre à l’extérieur sans traitement. Mais leur culture exclusive ruine la biodiversité, épuise les sols – les arbres jeunes prennent plus à la terre qu’ils ne lui rendent – et fait courir le risque de propagation de parasites, bien connu de l’agriculture intensive en monoculture. Les rangées d’arbres de la même taille sont aussi plus vulnérables aux tempêtes, car elles laissent mieux s’infiltrer le vent que dans une forêt touffue et parce que les racines n’ont pas la place pour grandir.

Dans le Morvan, cette exploitation intensive démarre dans les années 1960-1970, sous l’impulsion de l’État, qui arrose alors la zone d’aides financières pour faire planter des résineux à la place de vieilles forêts feuillues ou sur les terres délaissées par l’agriculture. Les arbres sont aussi une valeur refuge, qui offre à des investisseurs institutionnels (fonds d’épargne, Caisse des dépôts) des placements sûrs. En trente ans, la part de résineux dans la surface boisée double.

Cette fièvre retombe au tournant des années 2000, notamment après la tempête de 1999, qui a démontré l’importance de respecter les équilibres. Mais elle reprend depuis plusieurs années, alors que les Douglas plantés dans les années 1970 arrivent à maturité pour leur commerce et que des aides confortent l’industrie dans son projet d’intensification.

Lucienne Haese a longtemps été seule, dans le conclave des « enrésineurs », à porter un discours différent. L’effroi de cette comptable d’une PME locale, indignée qu’on scalpe les paysages de son enfance, pesait bien peu face au réseau des industriels armés d’arguments massues : le bois, c’est bien, cela crée de l’emploi en mettant à profit des terres abandonnées. Le Douglas présente en outre l’avantage de fixer le carbone plus vite qu’aucune autre essence et contribue à lutter contre le réchauffement climatique. Difficile pour cette militante non propriétaire de terres, qui représente alors l’association Autun Morvan écologie, de faire entendre sa voix dans les instances de gestion des forêts quand, de surcroît, l’appât du gain ferre les petits propriétaires, que les marchands de bois démarchent chéquier à la main.

L’histoire change néanmoins à Autun en 2000, lorsque la colline du domaine de Montmain, qui domine la ville romaine, est mise en vente par la Fondation de France, à qui elle a été léguée. L’idée que ces sentiers prisés des nombreux touristes et des Autunois puissent finir ratiboisés sème la consternation. L’association écologiste de Lucienne Haese lève alors les fonds nécessaires pour racheter une partie des terres et convainc la ville d’en faire autant. Le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan naît et entame un combat plus secret. Pour la légitimité.

Ce collectif de propriétaires n’est pas contre l’exploitation du bois, ni contre les Douglas. Il veut montrer en revanche qu’une forêt exploitée en sylviculture douce peut être viable. Il s’appuie pour cela sur l’expertise déjà largement développée par l’association de forestiers ProSilva et fait intervenir un expert dans ses propres forêts. Son art s’appelle la « futaie irrégulière » : il faut regarder les jeunes pousses au sol, estimer le sens et la force du vent, jauger l’impact de la lumière et couper lorsque cela permet d’accélérer – sans le briser – le fonctionnement de l’écosystème forestier. « C’est très fin. Il faut respecter l’équilibre des essences et mélanger les âges, résume Jacques Gorlier, les pieds dans les ronces qui ceignent la première parcelle acquise par le groupement_. Nous laissons parfois vieillir un arbre pour qu’il devienne semencier et nous laissons les arbres morts pour qu’ils nourrissent la terre. »_

Avec l’expert diligenté par le groupement, Jacques vient justement d’écumer les pentes d’une ancienne monoculture de Douglas en cours de reconversion, à quelques centaines de mètres de là, pour marquer d’un trait de peinture rouge les arbres qui devront être coupés. Les bûcherons sectionneront « pied à pied » les arbres qui ont été choisis, pour en vendre le bois.

Ce « martelage », qui a lieu tous les sept ou huit ans, permet de vendre du bois sans perturber ni la cueillette des champignons ni le filtrage des eaux assuré par la forêt. Alors que les parcelles en monoculture sont coupées indistinctement lorsque le temps de l’exploitation est venu, trente à quarante ans après la plantation. C’est là qu’interviennent les abatteuses, machines redoutables qui coupent, ébranchent et taillent aux dimensions attendues par la scierie. Elles sont largement automatisées et tournent jusqu’à vingt heures par jour, à raison de deux services de dix heures. Et leurs roues gigantesques dévastent les terrains et piétinent les cours d’eau.

Passionnés

Le groupement renonce donc à ce productivisme et au rendement qui va avec : ses feuillus poussent moins vite et subissent davantage l’inconstance des modes sur le marché du bois. Mais la rentabilité économique n’est pas une fin en soi, même s’il a bouclé l’an dernier son deuxième exercice bénéficiaire. Les 600 sociétaires qui ont investi une partie de leur épargne dans le groupement ont fait un choix militant, même s’ils bénéficient d’une déduction fiscale l’année de leur investissement. « Ce sont des passionnés. Ils aiment la forêt et veulent apprendre et savoir avec précision ce que nous faisons », raconte Jacques Gorlier. Des promenades commentées sont donc organisées par le groupement pour diffuser ce savoir. Et le fruit de la vente n’est pas distribué entre les copropriétaires, mais réinvesti dans l’achat de nouvelles parcelles.

Le groupement se donne en effet l’ambition d’acquérir de plus en plus de terres, au-delà des 24 petites parcelles qu’il possède déjà. Il n’est pas aidé en cela par les professionnels, qui gardent souvent secrètes les mises en vente de lots, que la loi n’oblige pas toujours à rendre publiques. Et les pouvoirs publics restent peu à l’écoute du projet de sylviculture douce. « C’est la filière bois qui mène la politique forestière, soupire Lucienne Haese, et dès qu’on intervient pour promouvoir une alternative, il y a une levée de boucliers. On fait passer les écolos pour des illuminés. »

Les membres du groupement veulent donc poursuivre leur patient travail de « démonstration » pour prouver et convaincre que leur modèle est crédible et qu’il peut bénéficier aux sylviculteurs eux-mêmes. Ils s’engagent avec l’aide de la ville d’Autun dans un label de sylviculture douce, le FSC (1). À ne pas confondre avec le « PEFC », gimmick utilisé par l’industrie pour verdir son image, sans aucune exigence en matière de protection des forêts. Le label FSC, porté par l’ONG WWF, connaît un succès grandissant, notamment dans les pays anglo-saxons. Ce qui renforce l’urgence d’acquérir des parcelles pour faire face à cette demande nouvelle.

L’urgence est aussi de faire accepter par les autorités décisionnaires que la forêt est un patrimoine séculaire qu’il faut exploiter sur le temps long. Seule manière de faire en sorte que la filière bois soit réellement durable.

(1) Forest Stewardship Council

Voir l’excellent documentaire Le Temps des forêts, de François-Xavier Drouet, 1 h 43, sortie nationale le 12 septembre.

Écologie
Publié dans le dossier
Aux arbres, citoyens !
Temps de lecture : 8 minutes

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