Sanjay Subrahmanyam : « L’histoire nationale tyrannise les historiens »

Sanjay Subrahmanyam plaide pour une approche « connectée » de l’histoire, c’est-à-dire débarrassée de l’emprise géographique du chercheur et des récupérations politiques.

Gilles Wullus  et  Pouria Amirshahi  • 25 juillet 2018 abonnés
Sanjay Subrahmanyam : « L’histoire nationale tyrannise les historiens »
© photo : Molly Benn

Défenseur d’une histoire mondiale, qu’il appelle « histoire connectée », Sanjay Subrahmanyam, né en 1961 à New Delhi, maîtrise douze langues. Il a signé une trentaine d’ouvrages depuis 1990, dont une dizaine ont été traduits en français. Il vient de publier L’Inde sous les yeux de l’Europe : mots, peuples, empires (Alma Éditeur).

Figer l’histoire dans la mémoire nationale, n’est-ce pas une façon de mentir sur soi et sur les autres ?

Sanjay Subrahmanyam : Il faut tout d’abord distinguer les mensonges et les mythes. Or, l’histoire positiviste du XIXe siècle s’est érigée contre certains types de mensonges (les « faits » et documents faux et faussés), mais pas forcément contre les mythes, dont le registre central est celui de l’exagération ou de l’hypertrophie. En outre, les mythes ont toujours besoin d’une communauté fermée de réception, que ce soit une nation ou un village. A contrario, l’histoire, en principe, doit être accessible à tous ceux qui ont envie de l’apprendre et de la discuter, donc à une communauté ouverte. Est-ce que les mythes sont des sortes de mensonges innocents ? Cette position me paraît trop simpliste.

Nous assistons en France à des débats sur la place et la transmission de l’histoire. Des historiens comme Suzanne Citron, Patrick Boucheron et, plus récemment, Laurence De Cock dénoncent la tentation de vouloir « raconter un roman » national plutôt que de transmettre des connaissances. Est-il possible de « relativiser » l’histoire ?

Le livre de Suzanne Citron date de 1987, et c’était une intervention très importante, même si on ne l’a pas prise assez au sérieux. Elle s’est heurtée à un nationalisme de gauche. Pour moi, il ne s’agit pas de « relativiser » l’histoire, mais d’ouvrir les portes et les fenêtres d’une maison qui manque d’hygiène. Ce sont les tenants de « l’exception française », à mon avis, qui sont les vrais relativistes, car le nombrilisme est une version exacerbée du relativisme. Ils partent du principe que la France est unique, pas comparable avec d’autres pays, et en plus une création sui generis. La contribution originale de Patrick Boucheron à ce débat reste pour moi un mystère. Elle ne s’exprime certainement pas au niveau de la méthodologie, car son Histoire mondiale de la France (1) n’est pas un livre novateur de ce point de vue. Je trouve qu’il est crypto-nationaliste, et même qu’il joue sur tous les tableaux.

Vous plaidez pour une histoire mondiale, que vous appelez « histoire connectée ». Quelle différence avec l’histoire universelle ou l’histoire comparée ?

L’histoire connectée n’est pas nécessairement une histoire mondiale ou une histoire globale. Elle est une façon de repenser la géographie de l’histoire. Quand un historien aborde un problème, il y a toujours une conception géographique sous-jacente. Certains types de problèmes peuvent très bien correspondre à une ville ou à une région, alors que, pour d’autres, il faut viser des horizons plus larges, avec une géographie flexible et les compétences techniques nécessaires. Mais si l’on regarde la pratique quotidienne des historiens, leur raisonnement est souvent exactement inverse. On devient spécialiste d’une région et d’une langue, puis on cherche des problèmes qui entrent dans ce cadre déjà défini. C’est pour moi une façon de tourner en rond. L’histoire nationale est l’un de ces cadres qui tyrannisent les historiens jusqu’à aujourd’hui.

L’histoire comparée est fondée pour l’essentiel sur l’idée de confronter divers aspects de deux (ou plusieurs) situations géographiquement séparées. C’est très classique comme approche, surtout chez les chercheurs ayant un fort penchant sociologique. Mais, souvent, les comparaisons sont trop asymétriques ou trop fortement hiérarchisées. L’historien connaît un des deux cas qu’il étudie très bien, et l’autre assez peu. Mais c’est néanmoins une pratique légitime à mes yeux depuis le temps de Max Weber et de Marc Bloch.

Enfin, l’histoire universelle est cette histoire qui a la prétention totalisante de marcher partout dans le monde de la même façon. C’est l’héritage néfaste de l’européocentrisme de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, quand l’histoire était censée devenir une arme pour aider à laver les cerveaux des non-Occidentaux. Mais ces personnes vivant en dehors de l’Europe avaient elles aussi leurs traditions historiques. Et l’histoire universelle – qu’elle soit marxiste, hégélienne, ou libérale – voulait justement délégitimer et écraser ces autres traditions.

Si l’histoire nationale cultive le sentiment national, qu’est-ce que cultive une histoire mondiale ? Le sentiment d’appartenance à une commune humanité ?

Il y a mille sortes d’histoire mondiale, comme d’histoire nationale, dont les buts sont assez différents, voire opposés. Il est incorrect – comme on le fait souvent en France – de penser qu’il s’agit d’un courant idéologique pour soutenir un type de pensée cosmopolite ou un projet libéral de globalisation. Cette erreur a été répandue par des historiens opportunistes trop soucieux de vendre leur marchandise à des hommes et des femmes politiques. Ce n’est certainement pas mon point de vue, ni celui des historiens que je respecte vraiment, tels Timothy Brook, Mauricio Tenorio-Trillo, Michael Cook ou Wang Hui.

Dans votre dernier livre, vous expliquez comment les premiers Européens arrivés en Inde, en particulier les Portugais, cherchaient absolument, pour comprendre la société indienne, à faire correspondre ce qu’ils observaient avec leurs concepts, notamment sur les questions religieuses. Pensez-vous qu’un historien puisse jamais s’affranchir de l’univers mental dans lequel il s’est formé ?

Les acteurs historiques que j’étudie ont certes un cadre de formation qui peut expliquer une partie de leur pensée et de leur comportement, mais nous ne sommes pas des chiens de Pavlov. Et c’est pour cela que je ne crois pas qu’il faille réduire l’histoire à une branche déterministe des neurosciences, comme certains de mes confrères américains cherchent à faire. Les exemples dans mon livre montrent par exemple des Européens qui pensent très différemment les uns par rapport aux autres.

Votre livre montre que les clichés sur l’Inde trouvent leur origine très loin dans les siècles passés, que l’exploitation coloniale n’a fait que creuser. Comment restaure-t-on la « vérité » ?

Il n’y a pas de machine à remonter le temps. Restaurer le passé dans un état « vierge » n’est pas l’affaire de l’historien, c’est plutôt le projet des partis politiques « fondamentalistes ». Mais comprendre la généalogie de certains clichés peut nous aider à prendre une distance critique. Pour moi, si l’on arrive à faire ça, c’est déjà beaucoup.

En Inde, comme dans beaucoup de sociétés ex-coloniales, l’histoire a souvent été d’abord écrite, et l’est encore, par des Occidentaux. L’Inde et l’Asie en général produisent-elles suffisamment de chercheurs en histoire, selon vous ?

On ne peut pas affirmer que l’histoire en Inde a été d’abord écrite par les Occidentaux. Il s’agit d’un mythe inventé au XIXe siècle, comme je l’ai montré dans Textures de temps, publié il y a quinze ans. L’Inde, comme la Chine, le Japon et la Turquie, possède des écoles historiographiques diverses et importantes. La situation y est bien meilleure qu’en Indonésie ou au Pakistan, par exemple. Et ces écoles se nourrissaient de dialogues et de débats avec des historiens étrangers : britanniques, américains, japonais, voire français. Mais, depuis vingt ans, la situation devient inquiétante parce que le gouvernement indien veut contrôler la production du savoir historique, et les départements d’histoire souffrent. Même dans un pays démocratique, il y a des formes de censure.

On assiste, en Inde comme en Europe, à une sorte de mouvement mondial anti-musulman ou islamophobe. Comment expliquez-vous cela, au-delà d’une réponse au prosélytisme islamique ?

Le cas indien est assez différent de celui de l’Europe, car la présence musulmane y est très importante. La Partition de 1947 a exacerbé plutôt que résolu les problèmes. Les musulmans de la région ne peuvent pas être considérés comme des « étrangers ». Donc, il s’agit en quelque sorte d’une violence fratricide et non pas d’un cas de xénophobie. En tout cas, pour moi, le « prosélytisme islamique » est un alibi, une fausse piste.

Diriez-vous que le monde connaît un décentrement vers l’Asie après quatre siècles de domination occidentale ?

L’Asie est très diverse, davantage même que l’Europe. Depuis vingt ans, on note la montée économique et politique de la Chine et, dans une moindre mesure, de l’Inde. Le Japon est dans un état de stagnation économique et la situation ailleurs en Asie est compliquée. En bref, il y a beaucoup de conflits internes en Asie et très peu d’esprit panasiatique. Appeler ce processus « un décentrement vers l’Asie » me semble assez insatisfaisant.

(1) Éd. du Seuil, 2017.

Sanjay Subrahmanyam Professeur au Collège de France, membre de l’Académie américaine des arts et des sciences et de la British Academy.

L’Inde sous les yeux de l’Europe : mots, peuples, empires Alma Éditeur.

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

Pour aller plus loin…