« Soupirs de bêtes en rut », de Fred Léal : Cuisiner l’hippopotame et autres bizarreries

Dans Soupirs de bêtes en rut, Fred Léal emprunte des textes sans vocation littéraire pour les faire résonner autrement.

Christophe Kantcheff  • 9 juillet 2018 abonné·es
« Soupirs de bêtes en rut », de Fred Léal : Cuisiner l’hippopotame et autres bizarreries
© photo : JOHN FOLEY/POL

Voici un drôle d’objet dont la constitution est précisée dans un post-scriptum : « Ceci est un livre, y affirme Fred Léal. Un livre de lecteur. Un livre (presque) uniquement composé de ready-made : textes et photos défraîchis glanés dans mes lieux de prédilection : poubelles, marchés aux puces, allées désertées des bibliothèques ou franges (non moins terreuses) du web, etc. »

Pour qui connaît la démarche de Fred Léal – et nous suivons ici son parcours littéraire depuis longtemps, car il est passionnant –, cette audace ne peut surprendre. S’emparer d’éléments prosaïques pour les donner à lire et à voir autrement, leur conférant un statut différent, est une pratique courante de l’art contemporain, dont on sait que Fred Léal s’inspire, comme de la BD ou du cinéma. Sans doute est-on davantage surpris quand il s’agit de littérature. Parce que cela se fait peu. Et que la littérature a gardé une forme de solennité, qui trop souvent sonne creux. C’est ce que, précisément, de nombreux auteurs se chargent de désacraliser.

Les lettres à sa famille d’un jeune homme au service du travail obligatoire (STO) pendant la Seconde Guerre mondiale ; des impressions critiques à propos d’un concert de John Zorn dans une salle nommée La Pierre ; des recettes pour cuisiner des animaux sauvages ; des descriptions anciennes de cas de pathologie psychique… Il est possible de repérer la nature de la plupart des textes. Mais là n’est pas l’essentiel. Mieux vaut se laisser porter par le récit qui court dans chacun d’eux et rester disponible à ce que produit leur juxtaposition. Or, le plus marquant, c’est que ces écrits, de même que les photos qui les accompagnent, ancrés dans la réalité, loin de toute fiction, ont sans exception quelque chose d’incongru, d’étrange.

Ainsi, le jeune homme au STO, séchant sur ce qu’il pourrait ­raconter de son quotidien, parle à son père de la gestion des vignes familiales. On lit aussi, dans sa lettre de réquisition issue du secrétariat d’État à la Production industrielle, cette phrase incroyable : « Les certificats nécessaires sont exigés, car vu votre sveltesse, votre robustesse, votre beauté et vos penchants amoureux, vous êtes choisi comme étalon par le centre de reproduction français en Allemagne. » Et que dire de ces consignes dans les recettes pour contrées tropicales : « Prenez un hippopotame. Dépouillez-le. Nettoyez-le » ? Tout aussi extraordinaires sont les descriptions de personnes à l’esprit dérangé, dont la plus courte n’est pas la moins fameuse : « Il s’agit d’une femme très supérieure d’intelligence à son mari et qui, après lui avoir communiqué son délire, le fit enfermer à Bicêtre, tandis qu’elle conservait elle-même sa liberté. »

On peut multiplier les questions qui sont ici posées à la littérature : « qu’est-ce qu’écrire ? » ; « qu’est-ce qu’un auteur ? », etc. Et ces questions sont toutes passionnantes. Il en est une qu’il ne faut pas négliger cependant, que renforce le choix du titre, (là aussi) emprunté, en l’occurrence à Blaise Cendrars, Soupirs de bêtes en rut : qu’est-ce qui nous est familier dans la réalité ?

Soupirs de bêtes en rut, Fred Léal, POL, 153 p., 17 euros.

Littérature
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