Sous les pavés, la plume
Alors que la revue de poésie TXT renaît, le sociologue Boris Gobille raconte et analyse, dans un livre passionnant, les engagements et les luttes des avant-gardes littéraires en Mai 68.
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Le dernier numéro en date était paru en 1993. Vingt-cinq ans après, la revue TXT renaît. Ce n’est pas un mince événement dans le monde de la poésie, parce que TXT fut, tout au long des années 1970 et 1980, l’un des pôles les plus actifs de l’avant-garde littéraire. Née en 1969 dans le sillage de Tel Quel, dont elle s’émancipera après avoir rompu avec le maoïsme, TXT a pratiqué la poésie sans métaphysique ni sensiblerie lyrique mais avec le violent appétit de faire rendre gorge à la langue. Dans la livraison qui paraît aujourd’hui, la volonté d’en découdre est toujours vivante – ce qui se résume par cette expression en apparence paradoxale, « haïr la poésie ». L’équipe d’origine s’affiche presque au complet (dont le cofondateur de la revue, Christian Prigent), enrichie de plumes plus jeunes.
TXT n’est pas une actrice majeure du livre du sociologue Boris Gobille, Le Mai 68 des écrivains. La revue y figure brièvement parce qu’elle est née dans le prolongement de l’événement et n’a pas eu le rôle prépondérant de Tel Quel. Mais sa renaissance se mêle aux effluves du cinquantenaire de Mai 68. Boris Gobille s’est concentré sur les avant-gardes littéraires. Pourquoi ? Parce que « c’est du côté des avant-gardes, établies ou émergentes, que les engagements sont les plus actifs, les plus continus et les plus collectifs », écrit-il. Le Mai 68 des écrivains est ainsi, en premier lieu, un tableau d’une extraordinaire précision des forces littéraires et éditoriales en présence.
La contestation qui se lève
Rompu aux travaux de Pierre Bourdieu, Boris Gobille montre les différents groupes, leurs positions acquises, celles qui sont recherchées ou revendiquées. Ce sont les existentialistes, les surréalistes, des écrivains communistes, les structuralistes de Tel Quel, ainsi que les collectifs qui éclosent en mai : le Comité d’action étudiants-écrivains (CAEE), l’Union des écrivains (UE)… Or, si les cartes ne sont pas radicalement rebattues par l’événement, celui-ci impose de nouvelles configurations. La plus cruciale : la perte de légitimité de l’écrivain, à savoir exercer son activité mieux que personne.
Écrire, s’exprimer, créer devient l’apanage de chacun, dans une stricte égalité. « La situation des avant-gardes littéraires en mai-juin 1968, écrit Boris Gobille, est donc paradoxale : tandis qu’elles sont obligées et autorisées par le mouvement critique à prendre position, elles ne peuvent le faire qu’en se dépouillant, comme tout “auteur”, de leur statut. »
Deux exemples : Jean-Paul Sartre, figure par excellence de « l’intellectuel prophétique », aurait dû en faire les frais. Mais il prend très tôt parti pour les étudiants et, habilement, parvient à faire entendre des analyses sans surplomb qui le relégitiment. Ce qui n’est pas le cas d’Aragon, qui, lui, pâtit de ses fortes accointances avec le Parti communiste. Le numéro des Lettres françaises, journal qu’il dirige, où il se démarque audacieusement du parti au sujet de la contestation qui se lève, passe inaperçu.
L’anonymat de l’écriture
Cette « redistribution démocratique de la puissance du verbe » ne touche pas que les vaches sacrées. Tous les écrivains et intellectuels qui soutiennent les étudiants dans un premier temps, par le biais d’interventions classiques comme la pétition, vont se retrouver sommés de plonger dans l’arène.
Ceux qui sont issus des « avant-gardes établies » seront vite dépassés par ceux, plus jeunes, qui investissent le mouvement, réunis en collectifs, comme Jacques Roubaud, Jean-Pierre Faye ou Alain Jouffroy. Mais, après un semblant d’unité, le front avant-gardiste se lézarde, les scissions succédant aux divergences sur la stratégie et les objectifs.
Ainsi, l’Union des écrivains, qui a décidé d’occuper l’hôtel de Massa, siège de la Société des gens de lettres, n’a pas été suivie par le Comité d’action étudiants-écrivains, dont la priorité consiste à prôner, en symbiose avec les exigences du mouvement, l’anonymat de l’écriture. Mais comme le montre Gobille, avec Dyonis Mascolo et Marguerite Duras, Maurice Blanchot y mène les opérations. Outre que ces préoccupations sur le retrait de l’auteur recoupent celles de son œuvre propre, la marque de ces écrivains est si forte que la contradiction ne peut passer inaperçue.
Un syndicalisme d’auteur
L’Union des écrivains, quant à elle, notamment avec Bernard Pingaud et Roger Bordier, développe un autre axe de contestation : celui de l’auteur en tant que travailleur. Il s’agit d’inclure les écrivains dans le champ global des travailleurs, mais aussi de dénoncer les conditions d’exploitation qui leur sont faites. D’où, progressivement, dans le cadre d’un syndicalisme d’auteur, la revendication d’une sécurité sociale qui trouve un débouché politique en 1975. Mais nombre d’autres chantiers sociaux – mettant trop en cause l’ordre des choses éditorial – resteront lettres mortes.
Mêlant avec aisance narration et analyse, Boris Gobille reste d’une grande clarté, même quand les oppositions théoriques sont complexes. C’est le cas du combat mené par les telqueliens, Philippe Sollers en tête, contre l’installation dans le paysage, à partir d’octobre 1968, d’une revue d’avant-garde concurrente, Change, dirigée par un transfuge de Tel Quel, Jean-Pierre Faye.
Ce chapitre sur « la guerre fratricide des avant-gardes », à l’image de tous les autres, est emblématique de ce que la sociologie peut apporter dans la compréhension de ce milieu très spécifique face à une crise politique qui est aussi une « révolution de la parole ». Comme le souligne Boris Gobille, notre époque lisse et économiquement libérale ne cesse de vouer aux gémonies ces « années critiques ». Le retour de TXT signifierait-il qu’elles ne sont peut-être pas aussi mortes qu’on le croit ?
Le Mai 68 des écrivains. Crise politique et avant-gardes littéraires, Boris Gobille, CNRS éditions, 400 p., 25 euros.
TXT 32, « Le retour », éditions Nous, 95 p., 15 euros.