Un moment d’ivresse
Pendant quelques heures, l’ordre était comme aboli. Et par qui ? Majoritairement par une jeunesse des banlieues à qui tout est à peu près interdit ordinairement.
dans l’hebdo N° 1512 Acheter ce numéro
Que s’est-il passé dimanche dans les rues et sur les places de nos villes ? On a beau aimer passionnément le football, comme moi, on en est tout de même à s’interroger : comment expliquer la disproportion entre la cause et ses effets. Un match de football peut-il surpasser, par le nombre et l’enthousiasme qu’il suscite, la Libération de Paris, sans que quelque chose d’invisible vienne en renfort d’explication ? Tout désordre contient sa part de subversion. Et, dimanche, nos villes ont connu comme une émeute joyeuse. Impunément, on pouvait courir au milieu des avenues en brandissant un drapeau tricolore, et en criant à tue-tête des slogans un brin répétitifs, emprunter dangereusement des sens interdits, monter sur le toit d’une voiture, s’asseoir sur le capot d’un véhicule de police, escalader la statue d’un glorieux assassin galonné de la guerre 14-18, sans risquer plus que de se rompre le cou…
Pendant quelques heures, l’ordre était comme aboli. Et par qui ? Majoritairement par une jeunesse des banlieues à qui tout est à peu près interdit ordinairement. Ne serait-ce que l’accès aux beaux quartiers où avait lieu la fête. Et pour fêter quoi ? La réussite de leurs semblables, de Bondy, de Roissy, de Suresnes. Non seulement l’ordre était aboli, mais la hiérarchie sociale était renversée. Sur nos écrans, c’est Emmanuel Macron, dont la politique ruine le mouvement associatif et les collectivités territoriales, que l’on voyait chercher la proximité des Pogba, Ngolo Kanté, ou Mbappé, comme si sa réélection en dépendait immédiatement.
On aura évidemment compris que cette journée orgiaque, à Paris comme à Moscou, n’était qu’illusion. Un grand moment d’ivresse. Et je ne parle pas d’alcool, même si la bière a coulé à flots, mais d’ivresse des cœurs. Dès lundi, sur les Champs-Élysées, la célébration était déjà nettement plus ordonnée. Après le passage du car des Bleus, l’illusion a commencé à se dissiper en même temps que les fumigènes. Les buveurs d’espoir se dégrisaient. Une utile soupape sociale retombait lourdement sur la cocotte minute. Si cette débauche de vraie fausse liberté avait pu être tolérée, c’est que l’ordre contesté par les apparences régnait fermement au travers des symboles offerts aux fêtards. La folle banlieue chantait « La Marseillaise » et arborait des drapeaux tricolores. Ce que le sociologue Stéphane Beaud a appelé un « nationalisme bon enfant ». À la télévision, Griezmann et Pogba criaient « Vive la République », tandis que Lloris se réjouissait de voir cette « France unie ».
Où est le mal ? Une unité nationale enfin retrouvée. Après les attentats, diront les bonnes âmes, mais aussi après des mois de conflits sociaux. On célébrait l’image d’une France « macronienne » qui, décidément, gagne sur tous les fronts ; on portait au pinacle des jeunes de banlieue devenus riches à millions. Et le peuple des cités était invité à s’identifier à ces héros qui leur ressemblent et leur offrent un si bel exemple. L’image était sans aspérités. Mais on peut aussi voir dans la folle farandole de dimanche un besoin de se libérer d’un carcan social pesant. Une fête et une révolte.
Ne parlons pas de la récupération politique. Elle est la loi du genre. La photo d’un Emmanuel Macron exultant après un but français fera plus pour son image que tous les clichés officiels. Et lundi, sur le perron de l’Élysée, nos petits gars, entonnant une « Marseillaise » a capella, turbulents et sympathiques, étaient devenus à leur insu les meilleurs agents de communication du Président. Ils ont d’ailleurs eu droit chacun à la même tape dans le dos, un peu robotique, que Trump et Netanyahou. Notre Président est décidément un affectif.
Mais il n’a pas été le seul à profiter de l’aubaine. Vladimir Poutine avait lui aussi beaucoup à faire oublier. Tandis que le président de la Fifa louait la « magnifique » organisation de cette Coupe du monde, les avions russes bombardaient la région de Deraa. Et le cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, condamné à vingt ans de prison pour s’être opposé à l’annexion de la Crimée, continuait de dépérir après deux mois de grève de la faim. Cette réalité que le football devait cacher n’a fait qu’une très brève incursion dans le spectacle mondialisé, lorsque quatre jeunes du groupe Pussy Riot ont pénétré sur le terrain de la finale.
Mais le réel se laisse difficilement oublier. Il est revenu avec une extrême brutalité dès que les Bleus eurent quitté l’Élysée par une porte dérobée… La parution, mardi, du rapport de la commission dite CAP 22 a remis la France à l’endroit : 30 milliards d’économie à trouver dans les dépenses sociales, sur le système de soins, dans le statut des fonctionnaires, et aux dépens de la transition énergétique… (1). Sans même parler de la prochaine réforme des retraites et de l’abandon du rapport Borloo sur les quartiers prioritaires. Nous avons partagé avec les fêtards quelques instants de bonheur. Heureux de les voir heureux, mais inquiet des lendemains.
(1) Le Figaro du 17 juillet.
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